26/01/2017

Quand voguent les enchères

Arnaque à touristes ou aubaine pour amateurs éclairés ? Un journaliste spécialisé dans les ventes d’art embarque pour une croisière en Méditerranée. Son but : en apprendre plus sur les combines de Park West. Cette galerie américaine, qui organise des ventes aux enchères à bord de paquebots, s’est attiré une réputation sulfureuse.




Park West



De tous les passagers réunis pour la vente aux enchères, l’homme assis devant moi est celui qui donne le plus l’impression de n’être venu que pour boire un coup gratuitement. Les prospectus déposés dans nos cabines annonçaient que le champagne coulerait à fots et, parmi les élégants polos et les jolies robes d’été, ce sexagénaire se distingue par sa tenue décontractée : un débardeur blanc au logo “Virginia Beach” délavé, un short de sport noir et la visière de sa casquette bleue rabattue sur des lunettes de soleil.

Il est 11 heures du matin et notre paquebot, le Norwegian Epic, traverse les bouches de Bonifacio, entre la Sardaigne et la Corse, emportant vers l’Italie ses quelque six mille passagers et membres d’équipage. Tandis que le personnel de salle fait entrer les acheteurs potentiels, un serveur approche avec un plateau de verres de champagne. L’homme au débardeur vide joyeusement une fûte : “Et voilà pour le petit déjeuner !” Avant que les enchères ne commencent, le commissaire-priseur nous invite à observer attentivement des dizaines d’œuvres d’art disposées sur des chevalets dans la pièce – des marines impressionnistes, des chaumières mièvres de Thomas Kinkade [un peintre américain décédé en 2012, connu pour ses scènes et paysages kitsch], une statue de la Liberté version pop art de Peter Max, et une composition surréaliste représentant une olive anthropomorphique.

L’amateur de champagne s’appelle Chuck Bialon et vient de Pittsburgh. Il me dit avoir assisté à des dizaines de ventes de ce type au fil des ans. “C’est une arnaque”, me glisse-t-il à l’oreille. Les commissionnaires circulent dans la salle, à portée de voix, proposant à des collectionneurs en puissance des prix avant enchère qu’ils présentent comme des rabais spectaculaires. Bialon m’alerte à mi-voix sur le danger caché : la couverture Wi-Fi est si mauvaise à bord qu’il est pratiquement impossible d’aller vérifer les prix du marché sur Google – et les passagers ont donc peu de chance d’apprendre que des clients mécontents accusent depuis longtemps la maison qui organise les enchères, la galerie Park West, de vendre des œuvres d’art surévaluées comme des investissements.

Il a pourtant un jour acheté un Rembrandt pour 12 000 dollars lors d’une croisière Carnival aux Caraïbes, ajoute-t-il. Une gravure qui trône désormais dans sa salle à manger. Je voudrais lui demander des détails, mais le commissaire priseur m’a vu prendre des notes. Pour l’instant, je dois jouer le jeu et me fondre à la foule. Si je suis là aujourd’hui, c’est parce qu’il flotte un parfum de scandale autour des enchères d’art sur les paquebots de croisière.

Fondée en 1969, Park West a son siège dans les environs de Détroit et se revendique comme la plus grande galerie d’art du monde. Elle vend des tableaux et des sculptures dans les milliers d’enchères qu’elle organise chaque année sur plus d’une centaine de paquebots. Park West travaille avec la Norwegian, la Royal Caribbean et Carnival [les trois plus gros croisiéristes au monde]. Toutes ces compagnies touchent un pourcentage sur les ventes. La galerie a déjà pu revendiquer un chifre d’affaires annuel de pas moins de 400 millions de dollars et compte plus de 2 millions de clients.

Ces chiffres vertigineux s’accompagnent toutefois de nombreuses plaintes. Depuis 2008, la galerie fait l’objet de toute une série de poursuites judiciaires pour pratiques commerciales abusives, notamment pour de fausses signatures de Salvador Dalí et des promesses de retour sur investissement. Une déclaration écrite de la galerie, déposée auprès d’un tribunal en 2012 dans le cadre d’un contentieux d’assurance, atteste qu’au moins vingt et un clients de Park West ont engagé onze procès aux États-Unis.

Selon un autre document du même dossier, signé en 2013 par le fondateur de Park West, six de ces recours collectifs ont été regroupés en une seule procédure de litige. Park West était accusée d’avoir vendu des œuvres d’art à des prix surévalués en usant de pressions psychologiques, en présentant des évaluations fondées sur des méthodologies fantaisistes et en mentant sur l’authenticité des pièces.

Park West a qualifé ces allégations d’infondées, mais précise tout de même avoir accepté en 2011 un accord amiable prévoyant des remboursements partiels et la reprise de certaines œuvres. La galerie affirme avoir depuis lors modifé certaines de ses pratiques commerciales, et donne désormais à ses clients quarante jours pour reprendre les œuvres et quarante mois pour les échanger.

En dépit de ces actions en justice, les ventes d’art de Park West ne se sont jamais mieux portées. Cette bonne santé est soit un formidable rebondissement de l’entreprise, soit la preuve qu’elle n’a jamais rien fait de mal. Afin de démêler le vrai du faux, j’ai réservé une cabine sans fenêtre sur l’Epic pour un circuit en Méditerranée entre l’Italie, la France et l’Espagne. Oui, je serai payé pour m’offrir une semaine de croisière – mais non sans prendre certains risques : en 2009, le capitaine d’un paquebot de la Royal Caribbean a ordonné à ses agents de sécurité de débarquer un enseignant new-yorkais à Oslo, en plein milieu de la croisière, après que celui-ci eut imprimé un prospectus pour informer ses compagnons de voyage des procès en cours contre Park West. Pour éviter d’en arriver là, je ne dirai rien de ma mission. Mais si on me pose la question, je n’en ferai pas non plus mystère.

Sur le coup de midi, Scott Bisset, 48 ans, et Sharyn Miller, 51 ans, viennent suivre une vente dans le salon Bliss Ultra bain – est savamment étudiée : “Il ne faut surtout pas qu’ils pensent que vous avez de l’argent. Sans quoi, les prix risquent de grimper.” Ce couple cosmopolite vit à Dubaï, mais lui est originaire du Royaume-Uni, où ils possèdent une maison, et elle passe une partie de son temps à s’occuper du bétail dans sa ferme familiale de Nouvelle-Zélande. Bisset et Miller savent parfaitement où ils mettent les pieds : ils ont déjà acheté des œuvres à Park West lors d’une précédente croisière et c’est des clients satisfaits qui reviennent.

Après s’être fait enregistrer et avoir récupéré leur plaquette d’acheteur [la “raquette” que lèvent les enchérisseurs], ils font le tour du salon pour examiner les 300 tableaux exposés. Ils en repèrent quatre, dont une “édition limitée” d’un phare de Thomas Kinkade et une vue d’un pont sur la Seine de Daniel Wall, peintre chinois établi en Caroline du Nord qui, selon le site Internet de Park West, est à l’origine d’un mouvement dit d'impressionnisme intense”. Avant l’ouverture de la séance de vente, Park West propose au couple les quatre tableaux en un seul lot, avec une mise à prix de 5 100 dollars – une somme déjà bien en deçà du prix unitaire afché au catalogue. Tout le monde prend place et la vente peut débuter. Sur son estrade, le commissaire-priseur, Dillon Cilliers, rappelle au public les conditions de vente imprimées sur les plaquettes, soulignant l’article 1, qui précise en grosses lettres majuscules que “toutes les ventes sont définitives”.

Cilliers, un fringant Sud-Africain, dicte le tempo, débitant son boniment à toute allure et abattant son marteau de bois sur la table. Le lot de Bisset et Miller arrive sur la sellette. Ils l’emporteront s’il n’y a pas de concurrence. Personne n’enchérit. Adjugé pour 5 100 dollars. “On ne peut pas vraiment appeler ça des enchères, admet Mme Miller. Mais je pense que nous avons économisé 3 000 dollars.” Avant la fin de la séance, le couple acquiert encore un autre Daniel Wall fgurant un paysage de Central Park (pour 570 dollars) et un deuxième phare de Thomas Kinkade (pour 1 150 dollars). Il s’agit bien d’une œuvre sur toile, mais est-ce pour autant un tableau ? Dificile à dire. De près, on remarque des touches de couleur et des coups de pinceau qui, par endroits, donnent de la texture à l’image.

Park West ne vend généralement pas de pièces uniques au sens où l’entendraient la plupart des collectionneurs amateurs. Mis à part quelques œuvres de prestige, il propose essentiellement des reproductions enrichies de quelques éléments singuliers, comme une signature manuscrite. La terminologie officielle distingue les “giclées”, obtenues par impression numérique à jet d’encre, des sérigraphies, imprimées sur de la soie tendue sur cadre, et des “techniques mixtes”, qui, comme la plupart des œuvres de Peter Max, sont des lithographies sur papier enrichies de touches de peinture. Il m’a fallu passer des journées entières dans la galerie et assister à plusieurs ventes pour comprendre ces subtilités – sachant que je couvre les ventes d’art depuis des années en tant que journaliste et que j’ai un doctorat en archéologie. Les traces de pinceau m’ont désarçonné – et ce n’est qu’en consultant le catalogue que j’ai compris que les œuvres d'impressionnisme intense” de Wall étaient en fait des “giclées sur toile rehaussées à la main”.

La maison Park West reconnaît d’ailleurs que la plupart de ses œuvres d’art sont en partie produites en série. Qu’en est-il alors des Kinkade qu’a acquis Melle Miller, elle n'aurait pas les lithos qu’elle a vues à l’exposition, mais d’autres tirages de la même série, envoyés de Floride par le service d’encadrement et d’expédition de la galerie. Ainsi, les pièces présentées sur le paquebot peuvent rester en place. C’est d’ailleurs écrit noir sur blanc à l’article 16 des conditions de vente : si vous achetez une œuvre en technique mixte ou rehaussée, “vous recevrez plus probablement une œuvre unique qui est une variante de l’exemple exposé”. Au total, Bisset et Miller ont dépensé 7 079 dollars cet après-midi-là.

Nous avons jeté l’ancre au large de Cannes lorsque les pièces de prestige sont exposées dans la galerie d’art du pont 5 : une lithographie d’arabesques colorées de Joan Miró, signée et numérotée, une gravure d’Henri Matisse et quelques estampes en noir et blanc de Marc Chagall. La pièce maîtresse est un ensemble de six gravures de Salvador Dalí que je reconnais au premier coup d’œil. Je n’en reviens pas de les voir mises à l’encan ici. Dans les années 1940, Dalí a travaillé avec Walt Disney à un court- métrage animé, Destino, pour lequel il avait dessiné plusieurs story-boards. Le projet n’a jamais abouti du vivant des deux hommes, mais il a par la suite été relancé par le neveu de Disney, Roy, qui en a tiré un film de sept minutes. En 2003, à l’occasion de sa sortie, Disney a édité une série de gravures numérotées à partir d’images du film. En 2008, Park West a proposé six gravures Destino à 11 000 dollars – soit à moitié prix de ce qu’il prétendait être leur valeur d’expertise. Aujourd’hui, ces évaluations ne tiennent plus. Puisque nous sommes dans un port et que mon téléphone capte à nouveau, j’en profte pour vérifer rapidement sur Google : lors d’enchères récentes, les gravures Destino étaient évaluées entre 200 et 300 dollars l’une. Sur le site de petites annonces Craigslist, le propriétaire d’une série achetée auprès de Park West essaye d’en refourguer cinq pour 4 000 dollars, avec les cadres et les certifcats d’authenticité de la galerie. Les gravures Destino apparaissent dans le recours collectif contre Park West : les plaignants citent un expert de Dalí qui a estimé les lithographies à 100 dollars pièce.

Je suis curieux de savoir combien Park West en demande et, ce soir-là, je retourne au salon d’exposition pour une réception VIP. Les galeristes et leurs invités sont tirés à quatre épingles dans leurs robes du soir, vestons et cravates. Une table a été dressée avec biscuits apéritifs, cubes de fromage et une profusion de fûtes de champagne. J’entends à plusieurs reprises une employée féliciter une collectionneuse en puissance sur sa “magnifique robe”. Je demande à une autre les prix du Miró, qui me plaît vraiment, et de la série Destino de Dalí. Elle consulte les tarifs dans un classeur : le Miró est à 14 000 dollars, et je pourrais acquérir la série de Dalí pour 14 900 dollars.

Une quarantaine de passagers arrivent au salon

Le Bistro, où a lieu la vente. Impeccablement mis dans un costume sombre et une cravate vert pâle, Cilliers annonce aux nouveaux arrivants que s’ils veulent du champagne gratuit ou des billets de tombola, ils doivent s’enregistrer et obtenir leur plaquette d’acheteur. Une fois que tout le monde est assis, il annonce sans ambages qu’il attend des acheteurs et non des curieux. “Si vous êtes venu pour le spectacle, vous vous êtes trompé d’endroit”, déclare-t-il. Un serveur fait circuler des flûtes de mimosa au champagne. “Ce n’est pas un show télévisé, poursuit Cilliers en pointant un doigt sur ses yeux, puis vers le public. Je vous vois !”

Bientôt, les ventes s’enchaînent : un bronze de chat, annoncé à 6 400 dollars, est adjugé à l’unique preneur pour 4900 dollars. Puis un groupe de trois tableaux, évalué à 19150 dollars, est présenté. Un couple américain a négocié une première offre à 9 790 dollars et prie pour que personne ne surenchérisse. Cilliers scrute la salle, cherchant des enchérisseurs. Personne. Le coup de marteau est accueilli par un tonnerre d’applaudissements. Le mari, dont la nuque rasée vire au rouge, rayonne de soulagement. Le commissaire- priseur vend également une page de manuscrit en latin sur vélin en lettres rouges et noires, qu’il décrit comme “un morceau d’histoire” à un autre acquéreur sans concurrent, au prix de départ de 4100 dollars, puis adjuge pour 1025 dollars une giclée de léopards signée Andrew Bone [un artiste zimbabwéen spécialisé dans les scènes animalières] à un homme arborant un tee-shirt au logo des Yankees. (Plus tard, lorsque je l’interroge, celui-ci me parle de son acquisition comme d’une peinture sur toile”, et je n’ai pas le cœur de le détromper.)

Les employés de Park West sont aux petits soins pour le couple américain qui a déjà dépensé 9790 dollars. L’un se penche par-dessus leur épaule en chuchotant. Quelques minutes plus tard, Cilliers présente une œuvre de l’artiste brésilien contemporain Romero Britto, affirmant qu’elle est estimée à 4 200 dollars mais qu’il la met à prix à 1390 dollars. Le couple, désormais au centre de tous les regards, esquisse un discret hochement de tête. Cilliers abat son marteau tandis que son assistante offre un peu plus de champagne aux heureux acquéreurs.

Entre deux lots, des jeux sont organisés. Park West est réputé pour entrecouper ses ventes de divertissements, comme des tombolas ou des tirages de cadeaux mystère. Une autre tactique consiste à proposer des enchères par élimination. Un manutentionnaire présente une gravure évaluée à 300 dollars. Cilliers demande à ceux qui sont prêts à surenchérir de 5 dollars de lever leur plaquette. “Si vousn’avezpas 5 dollars, je vous donne 5 dollars”, commente-t-il. Dans l’assistance, presque toutes les planchettes se lèvent. A mesure qu’il augmente le prix par paliers, elles s’abaissent l’une après l’autre. À 70 dollars, j’en compte encore huit levées, lorsque soudain le marteau tombe, concluant la vente à 560 dollars. L’épisode aurait été déroutant pour quiconque n’aurait pas compris que A ce n’est pas l’original qui est en vente - que Park West a des centaines, voire des milliers de copies identiques du tirage dans ses réserves. (Certains gagnants de ces tours d’enchères me confieront plus tard qu’ils pensaient que le jeu continuerait jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un candidat en lice, ce qui leur aurait laissé le temps de se retirer.)

Quand l’Epic me ramène à Rome, à peine arrivé devant mon bureau, je m’empresse de vérifier si la lithographie de Miré que j’admirais tant était une bonne affaire pour 14 000 dollars. En fait, elle fait partie d’une série de 39 lithos - dont seules 13 sont signées - vendue à Londres par Christie’s _ en 2015 pour l’équivalent d’environ 96 000 dollars de l’époque. L’estimation la plus généreuse à laquelle je parviens - en assignant une valeur zéro aux tirages non signés - mettrait une litho signée à 7400 dollars. Je trouve un peu plus tard un chiffre précis : en 2011, la maison new-yorkaise Swann Auction Galleries a vendu l’un des Miré pour 3360 dollars, frais compris. Il est vrai que les prix varient d’une année sur l’autre. Mais si j’avais effectivement payé à Park West ce que l’on pourrait considérer comme une surévaluation de 317 %, j’aurais rejoint les rangs des clients mécontents.

Maintenant que je ne suis plus à bord et que je ne risque plus de me faire débarquer, je contacte le fondateur et PDG de Park West, Albert Scaglione, 77 ans. “Nous ne sommes pas là pour escroquer les gens”, m’assure-t-il au téléphone. Depuis les procès qui lui ont été intentés, dit-il, sa société a renforcé son service de déontologie, qui visionne les vidéos de chaque vente. Il nie que les prix de Park West soient gonflés, assurant que ce sont les prix du marché pour les maisons de vente de sa taille. “Nous ne sommes ni Christie’s ni Sotheby’s”, rappelle-t-il.

Il concède que, pendant les séances, les clients ne savent pas trop s’ils sont face à des reproductions ou à des tableaux originaux. “C’est souvent confus, ça va trop vite”, reconnaît-il, ajoutant qu’il pourrait peut-être songer à améliorer la signalétique pour dissiper les malentendus. Soit. Mais comment explique-t-il les prix apparemment élevés de lithos évaluées moins cher sur la terre ferme ? Il botte en touche : “Vous en trouverez peut-être une qui sera partie au tiers de son prix dans une obscure vente en Autriche.” Et les gravures Destino de Dali ? Park West a fixé ses prix en tant que distributeur exclusif de la série sur le marché, se justifie-t-il, et celles que l’on trouve à d’autres prix viennent, dans le meilleur des cas, “de gens qui nous les ont achetées et les revendent”. D’ailleurs, ajoute-t-il, “qu’est-ce qui vous dit que ce ne sont pas des faux Destino ?” Je lui fais part d’un changement que j’ai effectivement pu constater à bord de l’Epic : je n’ai pas entendu une seule fois le commissaire-priseur présenter l’acquisition d’œuvres d’art comme un investissement. En fait, lorsque
j’ai posé la question à deux assistants différents, ceux- ci m’ont fourni la même réponse : “Nous ne pouvons pas prédire l’avenir.” “Nous sommes actuellement en très bonne position sur le marché, me dit Scaglione. Avons-nous eu des commissaires-priseurs qui vendaient des objets d’art comme des investissements ? Oui. Et nous les avons virés.”

Il me reste un mystère à résoudre : le cas Rembrandt. Chuck Bialon, analyste système en retraite, m’avait promis de me raconter l’histoire de A à Z lorsqu’il serait rentré chez lui, en Pennsylvanie, où il élève des poissons tropicaux dans quarante aquariums installés dans sa cave. Au téléphone, il m’explique qu’il a acheté une eau-forte du maître hollandais à Park West il y a sept ans, lors d’une croisière. C’est un autoportrait au béret. Selon le certificat d’expertise fourni par Park West, elle a été tirée au xixe siècle à partir de plaques de cuivre que Rembrandt van Rijn avait gravées de son vivant au xvne siècle. Dans ce document, l’œuvre est estimée à 11 800 dollars - le prix qu’a payé Bialon. Mais l’expertise ne dit absolument rien de sa provenance. Désormais, l’acheteur veut savoir. “Cette oeuvre a dormi quelque part pendant deux cents ans. Elle était forcément entre les mains de quelqu’un.” Il a appelé Park West, a donné le numéro d’enregistrement inscrit sur le certificat d’expertise et a demandé à recevoir un historique de sa gravure. Dans un premier temps, on lui a promis une réponse par e-mail dans la semaine. Ne voyant rien arriver, Bialon a relancé la galerie et s’est fait balader d’un service à un autre, pour finir par s’entendre dire qu’il aurait un certificat d’authenticité et rien d’autre.

Scaglione est au courant des exigences de Bialon et refuse catégoriquement de lui fournir la provenance de son Rembrandt. “Les oeuvres nous sont confiées par des familles, des clients. Nous n’avons jamais indiqué nos sources et nous ne le ferons jamais”, conclut-il.

La veille de la publication de cet article, j’ai reçu un e-mail de Scaglione. Il m’offrait une nouvelle occasion d’observer les méthodes de la galerie. Lorsque je l’avais appelé au téléphone, il m’avait demandé de ne pas enregistrer notre conversation. Et il m’annonçait maintenant que lui-même l’avait enregistrée et me demandait de lui soumettre mon article, afin qu’il puisse vérifier “tous [ses] propos”. Et il ajoute : “Nous avons filmé toutes les enchères auxquelles vous avez assisté” à bord de l’Epie. “Nous avons des vidéos de chaque œuvre d’art qui a été présentée et des moments où vous preniez des notes et où vous n’en preniez pas.” Voici au moins un domaine où Park West a appris à apprécier l’art de l’authentification.


23/01/2017

Le branding à l’ère des réseaux sociaux

Cas d'école


Branding medias social


A l’ère de Facebook et de YouTube, le développement de marque est devenu un problème épineux. Les choses n’étaient pas censées prendre cette tournure. Il y a dix ans, la plupart des entreprises annonçaient l’arrivée d’un nouvel âge d’or du branding. Elles ont engagé des agences de création et des troupes entières de community management pour introduire les marques au sein de l’univers numérique. Viral, buzz, mèmes, stickiness et facteur de forme sont devenus la lingua franca du branding. Mais, malgré tout ce bruit, les e orts déployés n’ont pas vraiment porté leurs fruits.

CONTEXTE

Les entreprises ont perdu des milliards de dollars dans la production de contenu sur les réseaux sociaux, dans l’espoir de mobiliser un public autour de leurs marques. Mais les consommateurs n’ont pas répondu à l’appel.

CE QUI A MAL TOURNÉ

Les réseaux sociaux ont transformé le fonctionnement de la culture. Les foules numériques sont devenues de puissants innovateurs culturels : un nouveau phénomène appelé « crowdculture ». Celles-ci produisent désormais du divertissement créatif si efficace que les entreprises ne sont plus en mesure de rivaliser.

LA VOIE À SUIVRE

Si la crowdculture a entraîné la chute des modèles conventionnels de branding, elle a rendu encore plus puissant un modèle alternatif : le branding culturel. En adoptant cette approche, les marques collaborent avec des crowdcultures et soutiennent leurs idéologies sur le marché.

En le plaçant au cœur de leur stratégie numérique, les entreprises ont misé très gros sur ce que l’on appelle souvent le « contenu de marque ». L’idée était la suivante : les réseaux sociaux devaient permettre aux entreprises de contourner les médias traditionnels, pour nouer des liens directement avec les clients. Leur raconter des histoires passionnantes et établir une connexion avec eux en temps réel devait permettre aux marques de se transformer en plateformes pour une communauté de consommateurs. Les entreprises ont investi des milliards pour réaliser cette idée. Pourtant, rares sont celles qui sont parvenues à susciter sérieusement l’intérêt des consommateurs en ligne. Les réseaux sociaux semblent même avoir rendu les marques moins importantes.

Qu’est-ce qui a mal tourné ?

Pour résoudre cette énigme, nous devons nous souvenir que le succès des marques dépend de leur capacité à se faire une place au sein de la culture. Et le branding est un ensemble de techniques conçues pour produire de la pertinence culturelle. Les technologies numériques ont non seulement créé de nouveaux réseaux sociaux puissants, mais elles ont aussi complètement bouleversé le fonctionnement de la culture. Les foules numériques sont désormais des innovateurs culturels à la fois prolifiques, un phénomène que j’appelle la « crowdculture » (« culture participative »). La crowdculture modifie les règles du branding – il faut redéfénir quelles sont les techniques qui fonctionnent, quelles sont celles qui ne fonctionnent pas. Si nous saisissons la nature de la crowdculture, nous pouvons comprendre pourquoi les stratégies de contenu de marque ont échoué, et découvrir quelles méthodes alternatives de branding sont reconnues et valorisées par les réseaux sociaux.

Pourquoi le contenu de marque et le sponsoring fonctionnaient auparavant 


Bien que ses promoteurs s’obstinent à dire que le contenu de marque est une méthode ultramoderne, il s’agit en réalité d’un vestige de l’ère des médias de masse, dont on a redoré l’image pour en faire un concept numérique. Au début de cette époque, les entreprises empruntaient des techniques au divertissement populaire pour accroître la notoriété de leurs marques : elles utilisaient des formes courtes de narration, des astuces cinématographiques, des chansons et des personnages attendrissants pour séduire le public. De grands classiques, tels que la réplique « I Can’t Believe I hAte the Whole Thing » pour Alka-Seltzer, la chanson « Frito Bandito » pour la marque Frito-Lay, ou encore la pub pour Noxema dans laquelle Joe Namath se fait « mousser » par Farrah Fawcett, se sont glissés dans la culture populaire car ils divertissaient les téléspectateurs. 

Cette première forme de contenu de marque fonctionnait à merveille car les médias du divertissement étaient alors des oligopoles – la compétition culturelle était donc limitée. Aux Etats-Unis, trois réseaux produisaient des émissions de télévision pendant environ trente semaines par an, et passaient ensuite des rediffusions. Seuls les cinémas locaux distribuaient les films, tandis que la rivalité entre magazines se limitait à l’espace disponible sur les étagères des drugstores. Les entreprises de biens de consommation pouvaient s’offrir un chemin vers la gloire en plaçant leurs marques dans cette arène culturelle strictement contrôlée.

Les marques introduisaient aussi la culture en sponsorisant des émissions de télévision et des événements, s’associant ainsi à du contenu performant. Les fans n’ayant qu’un accès limité à leurs artistes préférés, les marques pouvaient jouer le rôle d’intermédiaires. Pendant des décennies, il était monnaie courante que des chaînes de fast-food sponsorisent de nouvelles super productions cinématographiques, que des voitures de luxe parrainent des compétitions de golf et de tennis, et que des marques pour les jeunes soutiennent des groupes musicaux et des festivals.

Avec la montée des nouvelles technologies, qui a permis au public de contourner les publicités grâce aux réseaux câblés, aux enregistreurs numériques, puis à l'internet – il est devenu bien plus difficile pour les marques d’acheter leur renommée. Elles se sont retrouvées en compétition directe avec le véritable divertissement. Les entreprises ont alors augmenté la mise. A commencer par BMW, qui a été la première à se lancer dans la création de courts-métrages pour Internet. Peu de temps après, les sociétés ont fait appel à des réalisateurs de renom (Michael Bay, Spike Jonze, Michel Gondry, Wes Anderson, David Lynch) et se sont mises en quête d’effets spéciaux et de productions toujours plus spectaculaires.
Ces efforts digitaux (pré-réseaux sociaux) ont poussé les entreprises à croire qu’elles pourraient conquérir un vaste public si elles réalisaient des créations de type hollywoodien à toute allure. Ainsi est née la grande ruée vers le contenu de marque. Mais c’était sans compter sur une nouvelle concurrence. Et cette fois-ci, elle n’allait pas venir des grandes sociétés de médias, mais du public.


L’émergence de la crowdculture


De tout temps, l’innovation culturelle est apparue en marge de la société – découlant de groupes marginaux, de mouvements sociaux et de cercles artistiques qui défiaient les normes et les conventions établies. Les entreprises et les médias de masse faisaient office d’intermédiaires en diffusant ces nouvelles idées sur le marché de masse. Mais les réseaux sociaux ont tout changé.

Ces derniers rassemblent des communautés autrefois isolées géographiquement, accélérant ainsi le rythme et l’intensité des échanges collaboratifs. Ces groupes jadis éparpillés étant désormais étroitement connectés les uns aux autres, leur influence culturelle est devenue directe et importante. Ces nouvelles crowdcultures se divisent en deux catégories : les sous-cultures, qui font éclore de nouvelles idéologies et pratiques, et les univers artistiques, qui ouvrent de nouveaux horizons dans le domaine du divertissement.

Des sous-cultures amplifiées. De nos jours, presque tous les sujets ont droit à leur crowdculture florissante : l’expression le trépas de l’American Dream, les romans victoriens, le mobilier d’artisanat, le libertarianisme, le nouvel urbanisme, l’impression 3D, le dessin d’animation japonais, l’observation des oiseaux, l’enseignement à domicile ou encore le barbecue. Avant, les adeptes de ces sous-cultures devaient se réunir physiquement et manquaient de moyens pour communiquer ensemble ; il y eut les magazines puis les groupes Usenet primitifs et les réunions. Les réseaux sociaux ont élargi et démocratisé ces sous-cultures. En quelques clics, il est désormais possible de rejoindre le centre névralgique de n’importe quelle sous-culture, et d’interagir avec les participants sans dificulté, aussi bien sur le Web que dans des lieux physiques et au travers des médias traditionnels. Ensemble, les membres font progresser des idées, des pratiques, des esthétiques nouvelles et des produits innovants, court-circuitant ainsi les gardiens de la culture de masse. Avec l’émergence de la crowdculture, les innovateurs culturels et leurs premiers marchés sont devenus une seule et même entité.

Des univers artistiques surboostés.
Produire du divertissement populaire innovant nécessite un mode d’organisation distinct – ce que les sociologues appellent un « univers artistique ». Dans ces derniers, des artistes (musiciens, réalisateurs, écrivains, designers, dessinateurs, etc.) sont placés dans une concurrence collaborative et inspirée : ils travaillent ensemble, apprennent les uns des autres, échangent des idées, et s’encouragent mutuellement. Les efforts collectifs déployés par les participants dans ces « scènes » génèrent souvent d’importantes percées créatives. Avant la montée des réseaux sociaux, les industries de la culture de masse (cinéma, télévision, presse, mode) prospéraient en subtilisant et en réadaptant leurs innovations.

La crowdculture a surboosté les univers artistiques, augmentant considérablement le nombre de participants, mais aussi la vitesse et la qualité de leurs interactions. Plus besoin de faire partie d’une scène locale. Plus besoin de travailler pendant un an pour trouver des financements et des distributeurs pour un court- métrage. Des millions d’entrepreneurs culturels communiquent désormais en ligne pour parfaire leur art, échanger des idées, peaufiner leur contenu et se battre pour produire le prochain tube. Le Net est un nouveau mode rapide de prototypage culturel, qui permet de récolter des données instantanées sur la réception des idées sur le marché, d’obtenir un retour critique, et de les retravailler de façon à identifier rapidement le contenu le plus efficace. Au cours de ce processus, de nouveaux talents émergent et de nouveaux genres voient le jour. S’infiltrant dans tous les recoins de la culture populaire, ce contenu innovant est en phase avec le public et est produit à moindre coût. Ces crowdcultures d’univers artistiques sont la principale raison qui explique l’échec du contenu de marque.

Au-delà du contenu de marque

Bien que les entreprises se soient jetées à corps perdu dans l’aventure du contenu de marque ces dix dernières années, de sérieuses preuves empiriques les poussent aujourd’hui à revoir leurs positions. Les marques corporate sont quasiment absentes des classements par nombre d’abonnés des chaînes YouTube ou Instagram. Seules trois d’entre elles ont réussi à s’immiscer dans le top 500 de YouTube. Les premières places sont plutôt occupées par des artistes inconnus, presque sortis de nulle part.

Le plus gros succès de YouTube est de loin Pew Die- Pie (de son vrai nom Felix Arvid Ulf Kjellberg) : ce Suédois poste des films de ses parties de jeux vidéo, qu’il agrémente de commentaires narquois, le tout avec un montage minimaliste. En janvier 2016, il avait accumulé près de 11 milliards de vues, et sa chaîne YouTube totalisait plus de 41 millions d’abonnés.

Comment cela est-il arrivé ? Tout a commencé avec les sous-cultures de jeunes qui se sont constituées autour des jeux vidéo. Lorsqu’elles ont débarqué sur les réseaux sociaux, elles sont devenues une super- puissance. Autrefois perçue comme excentrique, la sous-culture du divertissement par le jeu vidéo venue de Corée du Sud s’est démocratisée à l’échelle mondiale, donnant ainsi naissance à un gigantesque sport-spectacle, désormais connu sous le nom de « sports électroniques », réunissant près de 100 millions de supporteurs (Amazon a récemment acheté le réseau de sports électroniques Twitch pour un montant de 970 millions de dollars).

Dans les e-sports classiques, les animateurs proposent des commentaires en direct de chaque partie de jeu vidéo. PewDiePie et ses camarades ont improvisé à partir de ces commentaires, et les ont tournés en dérision pour en faire un nouveau genre de comédie juvénile délurée. D’autres joueurs vidéastes, tels que Vanoss Gaming (n° 19 sur YouTube avec 15,6 millions d’abonnés), elrubius OMG (n° 20 ; 15,6 millions), Captain Sparklez (n° 60 ; 9 millions), et Ali-A (n° 94 ; 7,4 millions), sont également des membres influents de cette tribu. Au départ, cette crowdculture était organisée par des plateformes spécialisées qui lisaient ce contenu, et par des fans initiés qui se rassemblaient et émettaient des critiques, louant certains efforts et en réprouvant d’autres. PewDiePie est devenu la star incontournable de cet univers artistique numérique, de la même manière que Jean-Michel Basquiat et Patti Smith l’étaient devenus dans des univers artistiques urbains de l’époque. La principale différence : le pouvoir de la crowdculture l’a propulsé vers la gloire en un temps record.

Le « gaming comedy », ou « humour par le jeu vidéo », n’est qu’un nouveau genre parmi les centaines que le phénomène de crowdculture a créées. Ces genres comblent tous les espaces vacants imaginables du divertissement dans la culture populaire : des conseils de mode féminine à la malboufe écœurante, en passant par les commentaires des fanatiques de sport. En dépit de leurs investissements, les marques ne peuvent rivaliser. Comparez PewDiePie, qui fait des vidéos bon marché depuis chez lui, à McDonald’s, l’une des entreprises qui investit le plus dans les réseaux sociaux. La chaîne de McDonald’s (n° 9 414) ne totalise que 204 000 abonnés sur YouTube. PewDie- Pie est 200 fois plus populaire, pour un coût innifiment moins important. Prenons Red Bull, dont la stratégie de contenu de marque est la plus performante. La société s’est transformée en plateforme nouveaux médias produisant du contenu de sports extrêmes et alternatifs. Bien qu’elle affecte une grande partie de son budget marketing annuel de 2 milliards de dollars au contenu de marque, Red Bull voit sa chaîne YouTube (n° 184 ; 4,9 millions d’abonnés) se faire devancer par des dizaines de start-up issues de crowdcultures, dont les budgets de production sont inférieurs à 100 000 dollars. La chaîne Dude Perfect (n° 81 ; 8 millions d’abonnés), créée par cinq athlètes universitaires texans qui font des vidéos d’exploits sportifs improvisés et drôles, affiche par exemple de bien meilleurs résultats.

L’exemple de Coca-Cola offre une autre mise en garde. En 2011, l’entreprise a annoncé en fanfare sa nouvelle stratégie marketing, appelée Liquid & Linked. Misant le tout pour le tout, elle a remplacé l’excellence créative (l’ancienne approche des médias de masse) par l’excellence de contenu (le contenu de marque sur les réseaux sociaux). Jonathan Mildenhall, à l’époque en charge du marketing de Coca-Cola, a alors déclaré que l’entreprise produirait en continu « le contenu le plus convaincant du monde », qui capterait « une part démesurée de la culture populaire », doublant par la même occasion les ventes avant 2020. 

L’année suivante, Coca-Cola a lancé son premier pari, en transformant son site Web statique en véritable magazine numérique : Coca-Cola Journey. On y trouve des articles sur presque tous les sujets de la culture pop – sports, gastronomie, développement durable, voyages... C’est l’incarnation parfaite d’une stratégie de contenu de marque.

Coca-Cola Journey existe depuis maintenant plus de trois ans, et n’enregistre presque aucune visite. Le magazine ne s’est pas hissé dans le top 10 000 des sites aux Etats-Unis, ni même dans le top 20 000 à l’échelle mondiale. De plus, la chaîne YouTube de Coca-Cola (n° 2 749) n’a que 676 000 abonnés.  Il s’avère que les consommateurs ne s’intéressent que très peu au contenu diffusé par les marques. Rares sont ceux qui en veulent dans leur fil d’actualité.
La plupart le considèrent même comme bon à jeter – un spam de marque. Lorsque Facebook a pris conscience du problème, ses décideurs ont commencé à faire payer les entreprises pour afficher du contenu « sponsorisé » dans les fils d’actualité de ceux qui  étaient censés être leurs fans.

Le problème auquel les entreprises sont confrontées n’est pas créatif, mais structurel. Le mode d’organisation de leurs efforts marketing se trouve aux antipodes des univers artistiques, dans ce que j’appelle des bureaucraties de marque. Celles-ci excellent lorsqu’il s’agit de coordonner et de mettre à exécution des programmes marketing complexes au sein de multiples marchés à travers le globe. Mais lorsqu’il est question d’innovation culturelle, ce modèle organisationnel fournit des résultats médiocres.

Les sponsors de marque sont désintermédiés

Les « propriétés » de divertissement – artistes, athlètes, équipes sportives, lms, programmes télévisés et jeux vidéo – jouissent également d’une grande popularité sur les réseaux sociaux. Chaque grande plateforme est dominée par l’élite habituelle de stars. Rihanna, One Direction, Katy Perry, Eminem, Justin Bieber et Taylor Swift ont par exemple délésé un large public sur YouTube. On retrouve le même style d’artistes sur Twitter, aux côtés de célébrités médiatiques telles qu’Ellen DeGeneres, Jimmy Fallon, Oprah Winfrey, Bill Gates et le pape. Les fans s’amassent autour des tweets des athlètes stars que sont Cristiano Ronaldo, LeBron James, Neymar et Kaká, ou de ceux d’équipes telles que le FC Barcelone et le Real Madrid (dont la popularité dépasse largement celle des deux principales marques sportives, Nike et Adidas). Le schéma est plus ou moins identique sur Instagram.

Toutes ces célébrités parviennent à réunir la communauté ultra-impliquée que les réseaux sociaux étaient censés fournir, d’après les experts. Mais celle-ci n’est pas à la portée de main des entreprises et de leurs biens et services de marque. Rétrospectivement, cela n’a rien d’étonnant : interagir avec son artiste favori n’a rien à voir avec le fait de dialoguer avec une marque de voiture de location ou de jus d’orange. La technique qui fonctionne pour Shakira s’avère un échec cuisant pour Crest et Clorox. L’idée même que les consommateurs voudraient discuter de Corona ou de Coors de la même manière qu’ils débattent du talent de Ronaldo et Messi est complètement absurde.

Les réseaux sociaux permettent aux fans de créer de vastes communautés autour d’artistes qui interagissent directement avec eux, grâce à une pluie de tweets, de pins et de posts. Les équipes sportives engagent désormais des ambassadeurs sur les réseaux sociaux : leur rôle est d’entrer en contact avec les fans en temps réel au cours des matchs, d’envoyer des photos des coulisses et de transmettre des discussions qui ont lieu dans les vestiaires à la fin de l’événement. Outre les plateformes principales, de nouveaux sites tels que Vevo, SoundCloud et Apple Music incitent à des connexions numériques encore plus directes.

Ne nous y trompons pas, les artistes sont toujours ravis d’accepter l’argent des sponsors, mais la valeur culturelle censée déteindre sur la marque est en train de s’estomper.

Le branding culturel

Si la montée du phénomène de crowdculture réduit l’impact du contenu de marque et du sponsoring, elle a en revanche préparé le terrain pour une approche alternative que j’appelle le branding culturel (voir « Comment le branding culturel crée des icônes »). La percée spectaculaire de la chaîne de restauration rapide mexicaine Chipotle observée entre 2011 et 2013 (avant l’épidémie d’intoxication alimentaire qui s’est déclarée récemment) démontre l’efficacité de cette approche.

Chipotle a tiré profit d’une formidable opportunité culturelle, apparue lorsque les mouvements jadis marginaux qui avaient défié la culture de l’alimentation industrielle dominante aux Etats-Unis sont devenus des acteurs incontournables sur les réseaux sociaux. La chaîne s’est jetée dans l’arène et s’est faite le vecteur de l’idéologie de cette crowdculture. En recourant au branding culturel, Chipotle est devenue l’une des marques les plus percutantes et les plus en vue des Etats-Unis (bien que son image ait été quelque peu ternie par de récents problèmes de sécurité alimentaire). Plus précisément, Chipotle doit son succès à l’application des cinq principes suivants :

1. Schématiser l’orthodoxie culturelle. Dans le branding culturel, la marque défend une idéologie innovante qui rompt avec les conventions de son segment. Pour ce faire, elle doit d’abord identifier les conventions à contourner – ce que j’appelle l’orthodoxie culturelle. L’idéologie américaine de l’alimentation industrielle a été inventée au début du XXe siècle par des entreprises de marketing alimentaire. Les Américains en étaient venus à croire que, grâce à d’éblouissantes découvertes scientifiques (la margarine, le café instantané, la boisson en poudre Tang) et à des processus standardisés de production, les grandes entreprises, sous la supervision de la Food and Drug Administration, garantiraient de denrées alimentaires à la fois abondantes, saines et savoureuses. Ces hypothèses ont constitué le socle du segment de la restauration rapide depuis l’essor de McDonald’s dans les années 1960.

2. Repérer l’opportunité culturelle. Au fil du temps, les bouleversements de société peuvent faire perdre de l’ampleur à certaines orthodoxies. Les consommateurs se mettent alors à chercher des alternatives – créant ainsi pour les marques l’opportunité d’introduire une nouvelle idéologie au sein de leurs segments. Pour l’alimentation industrielle, le point de bascule a été atteint en 2001, lorsqu’elle a été fortement remise en question par le livre « Fast Food Nation », d’Eric Schlosser. Celui-ci a été suivi par la sortie en 2004 du film « Super Size Me », de Morgan Spurlock, et par celle en 2006 de l’ouvrage très influent de Michael Pollan, « Le Dilemme de l’omnivore ». Ces critiques ont profondément affecté la classe moyenne supérieure, propageant rapidement des inquiétudes concernant l’alimentation industrielle, et insufflant une formidable dynamique à Whole Foods Market, Trader Joe’s et tout un tas d’autres fournisseurs d’alimentation haut de gamme. La même transformation peut être observée dans d’autres pays dominés par l’idéologie de l’alimentation industrielle. Par exemple, les chefs vedettes Jamie Oliver et Hugh Fearnley-Whittingstall ont joué un rôle similaire au Royaume-Uni.

Avant les réseaux sociaux, l’influence de ces œuvres n’aurait pas dépassé le cadre de cette petite fraction de la société. A l’inverse, les crowdcultures se sont emparées de ces critiques et les ont amplifiées, généralisant ainsi les angoisses liées à l’alimentation industrielle au sein de la société. Les scandales concernant des problèmes majeurs dans la production alimentaire industrielle – aliments transformés saturés de sucre, conservateurs cancérigènes, présence de somatotropine bovine dans le lait ou de bisphénol A dans le plastique, OGM, etc. – ont commencé à circuler à la vitesse de la lumière. Des vidéos sur le « pink slime » (un additif alimentaire à base de bœuf) sont devenues virales sur le Web. Les parents s’inquiétaient en permanence de ce qu’ils donnaient à manger à leurs enfants. La crowdculture a transformé une préoccupation d’élite en traumatisme social à l’échelle nationale, montant en épingle un problème de santé publique.

3. Cibler la crowdculture. Considérés comme des luddites névrosés (personnes considérées comme réticentes aux nouvelles technologies, par analogie avec le luddisme, mouvement ouvrier britannique du XIXe siècle, NDLR), les opposants de l’idéologie de l’alimentation industrielle avaient été écartés d’un simple revers de la main, et étaient restés sur la touche pendant plus de 40 ans. De petites sous-cultures s’étaient développées autour d’une production biologique et de bétail en pâturage, gagnant tout juste de quoi vivre au sein de marchés agricoles soutenus par leur communauté, en marge du marché traditionnel. Mais avec l’émergence des réseaux sociaux, un groupe influent et varié de sous- cultures imbriquées a tout mis en œuvre en faveur d’innovations alimentaires. Parmi eux se trouvaient notamment des militants de la nutrition évolutive et du régime paléo, des adeptes de l’élevage durable, une nouvelle génération d’activistes environnementaux, des jardiniers urbains et des restaurants «farm- to-table». En un rien de temps, un important mouvement culturel prônant un retour à l’alimentation préindustrielle s’est organisé. C’est en s’associant à cette crowdculture et en prenant sa cause à bras-le- corps que Chipotle a réussi.

4. Diffuser la nouvelle idéologie. Chipotle a défendu l’idéologie de l’alimentation préindustrielle par le biais de deux vidéos. En 2011, l’entreprise a lancé « Back to the Start », un film d’animation réalisé avec de simples gurines de bois. On y voit la transformation d’une ferme traditionnelle en simulacre de ferme industrielle hyperstandardisée : les porcs sont entassés dans une grange en béton, puis sont poussés vers une chaîne de production dans laquelle ils sont engraissés à l’excès par injection de produits chimiques, avant d’être compressés en cubes qui sont chargés dans des semi-remorques. Le fermier, hanté par cette transformation, décide de revenir à la version originale de sa ferme pastorale.

Le second fillm, intitulé « The Scarecrow », parodie une entreprise d’alimentation industrielle qui présente ses produits à l’aide d’une imagerie d’agriculture naturelle. En réalité, il s’agit d’une usine ou les animaux reçoivent des injections de produits chimiques et subissent des traitements inhumains.
Celle-ci produit en masse des déjeuners étiquetés « 100% presque bœuf », que les enfants, inconscients de la réalité, dévorent à pleines dents. Démoralisé par ce qu’il voit, un épouvantail employé dans l’usine a une idée. Il cueille et ramasse des produits de son jardin, les emporte en ville et ouvre une petite taqueria – qui n’est autre qu’une réplique de Chipotle.

Les films ont été lancés avec de petits achats média, puis ont germé sur les plateformes des réseaux sociaux. Tous deux ont eu un énorme impact : ils ont été visionnés par des dizaines de millions de personnes, ont généré une incroyable attention médiatique et ont aidé à faire croître massivement les ventes et les bénéfices. Ils ont également reçu le Grand Prix aux Cannes Lions, le festival international de la créativité, à Cannes (France).

Les films de Chipotle sont perçus à tort comme de simples exemples de contenus de marque efficaces. Ils ont réussi parce qu’ils sont allés au-delà du simple divertissement. Ces deux films étaient certes ingénieux, mais on peut en dire autant de milliers d’autres qui ne sont pourtant pas sortis du lot. Les histoires qu’ils traitaient n’avaient rien de particulièrement original : elles avaient déjà été ressassées avec beaucoup d’énergie créative depuis près de dix ans. Mais elles ont explosé sur les réseaux sociaux car elles étaient des mythes qui capturaient avec passion l’idéologie de la crowdculture florissante soutenant l’alimentation pré-industrielle. Chipotle a dépeint une vision inspirée de l’Amérique, retournant à des traditions bucoliques de production agricole et alimentaire, et mettant n à de nombreux problèmes du système alimentaire dominant.

La bête noire du mouvement prônant une alimentation préindustrielle est la restauration rapide. Par conséquent, l’idée qu’une chaîne de fast-food promeuve cette histoire a particulièrement touché le public. Chipotle s’attaquait au pink slime ! En outre, l’alimentation était onéreuse, mais, chez Chipotle, les gens pouvaient désormais apaiser leurs craintes avec un burrito à 7 dollars. Parce qu’ils puisaient dans les inquiétudes répandues dans la crowdculture, les films de Chipotle ont pu éviter toute rivalité avec le grand divertissement.

5. Innover en permanence, en s’appuyant sur des tensions culturelles. Une marque peut maintenir sa pertinence culturelle en rebondissant sur des sujets particulièrement fascinants ou controversés, omniprésents dans le discours médiatique lié à une idéologie. C’est ce que Ben & Jerry’s est parvenu à faire avec brio en défendant sa philosophie d’entreprise durable. L’entreprise s’est servie de lancements de nouveaux produits pour attaquer le gouvernement Reagan d’un ton moqueur, dans des questions d’actualité telles que les armes nucléaires, la destruction des forêts tropicales et la lutte antidrogue.

Pour prospérer, Chipotle doit continuer d’agir en chef de le sur des problèmes clés, par le biais de produits et de communiqués. A cet égard, son succès a été plus mitigé. L’entreprise a poursuivi ses exports avec une série sur le site Hulu, mais celle-ci n’a eu que très peu de succces et sur les réseaux sociaux : elle reproduisait les films précédents plutôt que de soulever de nouveaux problèmes d’actualité. Chipotle s’est ensuite attaqué à un autre sujet, se faisant le champion de l’alimentation sans OGM. Outre le fait que cette revendication remettait en cause sa crédibilité (après tout, Chipotle continuait de vendre de la viande d’animaux nourris aux OGM et des sodas contenant des édulcorants produits à partir d’OGM), les OGM ne constituaient pas vraiment un sujet brûlant. Cette question controversée touchait seulement les consommateurs les plus activistes et était déjà revendiquée par des centaines d’autres produits. Ces efforts n’ont pas réussi à mobiliser la crowdculture. D’autres préoccupations actuelles, comme les boissons sucrées et les huiles végétales industrielles, suscitent bien plus de controverse et attendent toujours de devenir le cheval de bataille d’une grande entreprise alimentaire.

Evidemment, mener une idéologie sur le marché de masse peut être une arme à double tranchant pour les marques. Si leurs actions ne sont pas en cohérence avec leurs déclarations, elles seront pointées du doigt. Chipotle est une grande entreprise en plein essor utilisant de nombreux procédés à échelle industrielle, pas une petite taqueria farm-to-table. Proposer des denrées fraîches périssables – ce à quoi l’entreprise s’engage en tant que défenseur de l’alimentation préindustrielle – est un détail opérationnel de taille. Les épidémies d’Ecoli et de contaminations par le norovirus, fortement médiatisées, ont sérieusement terni la réputation de Chipotle. Et ce ne sont pas des publicités ou des actions de relations publiques qui l’aideront à regagner la confiance des consommateurs. L’entreprise doit convaincre la crowdculture qu’elle compte redoubler d’efforts pour respecter son engagement en faveur de l’alimentation préindustrielle – ce n’est qu’ensuite que le public défendra de nouveau sa marque.

Se disputer les crowdcultures

Pour réussir leur branding sur les réseaux sociaux, les entreprises devraient cibler les crowdcultures. De nos jours, la plupart des marques cherchent de la pertinence du côté des tendances. Mais il s’agit là d’une approche non-différenciée du branding : des centaines de sociétés adoptent exactement la même méthode, à partir de la même liste générique de tendances. Il n’est donc pas surprenant que les consommateurs n’y prêtent aucune attention. En ciblant des idéologies nouvelles issues des crowdcultures, les marques peuvent faire valoir un point de vue qui se distingue de l’environnement médiatique saturé.

Observons le segment des produits de soin. 

Trois marques – Dove, Axe et Old Spice – ont réussi à susciter l’intérêt des consommateurs, et à créer un moyen d’identication pour ces derniers, dans un segment générant traditionnellement très peu d’engagement, et dont le succès sur les réseaux sociaux n’était pas couru d’avance. Elles ont percé en prenant à bras-le- corps des idéologies du genre autour desquelles des crowdcultures s’étaient formées.

Axe exploite la « lad culture », un phénomène britannique d’hypermasculinité. Dans les années 1990, des universitaires américains ont émis des critiques féministes sur la culture patriarcale. Ces attaques ont entraîné une réaction conservatrice ridiculisant le « politiquement correct » de la question du genre. Ce mouvement estimait que les hommes étaient assiégés et devaient raviver leur masculinité traditionnelle. Au Royaume-Uni puis aux Etats-Unis, cette rébellion a engendré une forme de sexisme ironique appelée « lad culture ». Des magazines, tels que « Maxim », « FHM » et « Loaded », se sont alors inspirés de l’époque de « Playboy », en publiant des histoires lubriques accompagnées de photos érotiques. Cette idéologie a trouvé un écho auprès de nombreux jeunes hommes. Au début des années 2000, la lad culture s’est fait une place sur Internet, devenant une crowdculture incontournable.
Axe (commercialisée sous le nom de Lynx au Royaume-Uni et en Irlande) était présente sur les marchés européen et sud-américain depuis les années 1980, mais était considérée comme une marque ringarde et démodée. Jusqu’au jour où l’entreprise a suivi le mouvement lad, avec « L’e et Axe », une campagne qui poussait à l’extrême les fantasmes sexuels politiquement incorrects. Celle-ci s’est propagée comme une traînée de poudre sur Internet, faisant d’Axe le meneur de le grossier du public lad.

Dove rassemble les foules qui prônent une image positive du corps. L’attitude agressive d’Axe a donné l’opportunité à une autre marque de soutenir le camp féministe dans cette guerre des genres. Dove était une marque banale, dans un segment qui base habituellement son marketing sur les tendances beauté édictées par les maisons de mode et les médias. Dans les années 2000, l’idéal du corps féminin avait été poussé à un extrême ridicule. Des critiques féministes sur l’omniprésence de mannequins rachitiques ont commencé à circuler sur les médias sociaux et traditionnels. Au lieu d’inspirer, le marketing beauté était devenu inaccessible et aliénant pour de nombreuses femmes.

La campagne « Dove pour la vraie beauté » s’est inspirée de cette crowdculture émergente en célébrant le corps des femmes dans toute sa diversité – âgé, jeune, plantureux, mince, petit, grand, ridé, lisse. Des femmes du monde entier ont mis la main à la pâte pour produire, faire circuler et encourager ces images de corps qui ne sont pas conformes aux canons de beauté. Ces dix dernières années, Dove a continué de cibler des sujets culturels brûlants, tels que l’abus d’images «photoshoppées » dans les magazines de mode, pour maintenir la marque au centre de ce débat des genres.

Old Spice, enfin, s’adresse au public hipster. Le combat idéologique opposant la position lad au féminisme de valorisation du corps a laissé vacante une autre opportunité culturelle dans le marché des produits de soin. Dans les années 2000, une nouvelle idéologie hipster est née au sein des sous-cultures urbaines, définissant une certaine sophistication chez les jeunes adultes cosmopolites. Ces derniers ont adopté avec enthousiasme l’idéal de la bohème d’antan, doublé d’une bonne dose d’autodérision. Les garde-robes ironiquement miséreuses (casquettes de camionneur, pulls hideux de l’Armée du salut) et la pilosité faciale (moustaches en guidon, barbes fournies) sont devenues omniprésentes. Brooklyn débordait de bûcherons. Amplifiée par la crowdculture, cette sensibilité s’est vite propagée à travers le pays.

Le branding d’Old Spice s’est rattaché à cette sophistication hipster avec une parodie d’Axe et des
clichés masculins. Dans cette campagne, Isaiah Mustafa, ancien footballeur, exhibait son corps musclé tout en vantant les mérites d’Old Spice : « The man your man could smell like » (« L’homme comme lequel votre homme pourrait sentir »). En présentant un homme extrêmement sexy pour se moquer des normes de beauté masculine, les films ont fait mouche auprès des hipsters. Vous aussi, vous pouvez être sexy si vous offrez à votre femme des aventures extraordinaires, des diamants, de l’or et des poses d’Apollon – le tout en vous aspergeant copieusement d’Old Spice.

Ces trois marques ont percé sur les réseaux sociaux car elles utilisaient le branding culturel – une stratégie qui fonctionne différemment du modèle conventionnel de contenu de marque. Chacune d’entre elles s’est positionnée dans le débat culturel sur le genre et la sexualité, extrêmement répandu sur les réseaux sociaux – une crowdculture – qui épousait une idéologie distincte. Chacune a fait du prosélytisme, prêchant cette idéologie auprès d’une large audience. De telles opportunités n’apparaissent que si l’on regarde au travers du prisme du branding culturel – c’est-à-dire en faisant des recherches pour identier des idéologies qui sont pertinentes au sein du segment en question, et en gagnant de l’ampleur dans les crowdcultures. Les entreprises qui ne s’appuient que sur des modèles traditionnels de segmentation et des rapports de tendances auront toujours du mal à identifier ces opportunités.

DIX ANS PLUS TARD
, les entreprises peinent toujours à créer un modèle de branding efficace dans l’univers chaotique des réseaux sociaux. Les grandes plate- formes (Facebook, YouTube, Instagram et autres) semblent dicter les règles, tandis que la plupart des marques sont vouées au silence culturel, en dépit des milliards de dollars investis. Les entreprises doivent détourner leur regard des plateformes en elles-mêmes, pour se concentrer sur le véritable cœur du pouvoir numérique – les crowdcultures. Les opportunités qu’elles créent pour les marques sont plus nombreuses que jamais. Le succès d’Old Spice n’est pas le résultat d’une stratégie Facebook, mais d’une stratégie qui tire profit de l’esthétique ironique des hipsters. Le succès de Chipotle ne repose pas sur une stratégie YouTube, mais sur des produits et des communications qui trouvent un écho auprès du mouvement en faveur de l’alimentation préindustrielle. Les entreprises peuvent à nouveau remporter la bataille de la pertinence culturelle grâce au branding culturel, qui leur permettra d’exploiter toute la puissance du public.

19/01/2017

Clear Channel

LES ÉCRANS LED SÈMENT LA ZIZANIE EN VILLE


Depuis leur installation à Bruxelles il y a plusieurs semaines, les écrans digitaux de l’afficheur Clear Channel suscitent la polémique. Absence de permis d’urbanisme, danger pour la sécurité routière, menace sur la vie privée...
Ces nouveaux supports publicitaires qui glorifient l’image animée et renferment parfois des caméras discrètes ne sont pas au goût de tous les citoyens.

Sur les artères de la ville, les images sont nettes et lumineuses. Mais en coulisses, c’est plutôt le triomphe du flou artistique. Depuis quelques semaines, Bruxelles a en effet vu fleurir de nouveaux supports publicitaires sur ses trottoirs : une centaine d’écrans led qui ont relégué le papier et les images fixes au grenier des vieilles pratiques commerciales. Nouvel espace de jeu pour les annonceurs, le digital aiguise la créativité des publicitaires et permet surtout aux marques d’afficher des messages animés et «flexibles» puisqu’ils peuvent être dynamisés, modifiés ou remplacés en quelques clics de souris.
Certes, les écrans numériques ne sont pas neufs dans le paysage belge. Ils égayent les gares et les aéroports depuis quelques années déjà. Mais leur apparition récente sur les trottoirs de la capitale génère aujourd’hui quelques polémiques : collision frontale avec les règles du code de la route, absence de permis d’urbanisme pour certains, caméras intégrées qui défient la vie privée pour d’autres... Les nouveaux supports digitaux qui ont émergé en ville déchaînent les passions et aiguisent les susceptibilités. Et dans ce grand micmac qui mêle les autorités de la Ville, une société privée, la Région de Bruxelles-Capitale, des politiciens et la Commission de la protection de la vie privée, il n’est pas toujours facile de s’y retrouver...

Utiles mais dérangeants

Flash-back. Il y a 15 mois, la société d’affichage Clear Channel décroche le contrat d’exploitation du mobilier urbain de la Ville de Bruxelles, soit plus de 1.000 faces publicitaires déployées dans les abribus et sur des supports autonomes qu’on appelle volontiers des « sucettes » dans le jargon. L’appel d’offres lancé par les autorités communales opposait alors Clear Channel à son concurrent historique JCDecaux pour le renouvellement, l’entretien et l’exploitation du parc existant, mais aussi pour l’installation de 100 nouveaux écrans digitaux de 2 m2 sur les axes les plus fréquentés de la capitale (place Louise, avenue de la Toison d’Or, boulevard de Waterloo, place de Brouckère...).

«Il faut savoir qu’il y a une réelle demande de la part des annonceurs pour ce genre de supports numériques, explique aujourd’hui Michel Jadoul, directeur marketing de Clear Channel Belgium. Mais il y a aussi une demande de la part des autorités communales qui souhaitent s’inscrire de plus en plus dans une stratégie de ‘smart city’. Les villes recherchent de nouveaux moyens de communiquer en temps réel et nos écrans digitaux peuvent leur offrir cette opportunité. Il ne s’agit donc plus d’un support 100 % publicitaire, mais bien d’un nouveau média qui peut être à tout moment utilisé pour diffuser aussi bien des informations culturelles que des messages d’intérêt général comme, par exemple, un gros problème de circulation ou une alerte enlèvement. »

Noble sur le papier, la nouvelle dimension citoyenne de ces écrans digitaux ne doit toutefois pas occulter les problèmes que soulève leur déploiement à Bruxelles, à commencer par la pollution visuelle et l’éventuelle dangerosité qu’ils peuvent représenter pour les automobilistes. Epinglés par l’Institut belge de la sécurité routière (IBSR), plusieurs écrans led semblent en effet être en infraction avec l’article 80.2 du Code belge de la route qui précise : « Il est interdit d’établir sur la voie publique des panneaux publicitaires, enseignes ou autres dispositifs qui éblouissent les conducteurs (...) ou nuisent de toute autre manière à l’efficacité des signaux réglementaires. Il est interdit de donner une luminosité d’un ton rouge ou vert à tout panneau publicitaire, enseigne ou dispositif se trouvant dans une zone s’étendant jusqu’à 75 m d’un signal lumineux de circulation, à une hauteur inférieure à 7 m au-dessus du sol ».

Une simple promenade sur l’avenue Louise conforte d’emblée le malaise ambiant. «Nous ne sommes pas ici face à un problème extrêmement grave de sécurité routière, mais il convient toutefois de tirer la sonnette d’alarme, précise Benoît Godart, porte-parole de l’IBSR. Un automobiliste qui renverserait un piéton à Bruxelles pourrait très bien mettre en cause ces panneaux digitaux, se retourner contre la Ville ou la Région et bénéficier ainsi d’une porte de sortie inespérée. Il est donc grand temps de se demander s’il est vraiment opportun d’installer des panneaux led à proximité des feux rouges dans la capitale. »

Où sont les permis ?

Bizarrement, la question du danger potentiel ne se pose pas de la même façon selon que l’on se trouve au centre ou au sud du pays. En Région wallonne, le ministre de la Sécurité routière Carlo di Antonio a ainsi adressé une circulaire à l’Administration des Routes encadrant, de manière stricte, l’installation de panneaux led le long des voiries régionales avec, notamment, le respect des 75 m vierges de tout écran à l’approche d’un carrefour. Ce qui n’est visiblement pas le cas en Région bruxelloise où le flou artistique subsiste depuis trois mois, au grand dam de la parlementaire Céline Delforge qui s’apprête à interpeller, pour la deuxième fois, le ministre-président Rudi Vervoort à ce sujet. «La totalité des panneaux actuellement installés à Bruxelles contreviennent, et de loin, aux règles élémentaires de sécurité, s’indigne la députée écolo. On peut dès lors s’interroger sur l’apparition de ces panneaux dans notre Région et le danger qu’ils représentent, sauf à prétendre que l’automobiliste ou le cycliste bruxellois dispose d’un cerveau différent de celui de ses voisins wallons. »

Mais ce qui irrite particulièrement Céline Delforge, c’est «le laxisme ou l’incompétence de la Région» (sic) dans ce dossier où il apparaît que Clear Channel a déployé ses nouveaux panneaux sans aucun permis d’urbanisme. La demande d’interpellation que la parlementaire bruxelloise vient d’adresser à Rudi Vervoort pose d’ailleurs la question suivante:«Je souhaiterais que vous m’expliquiez comment il est possible qu’une société privée installe en toute impunité des dispositifs non seulement sans disposer des autorisations de voirie mais en plus en contravention avec les règles du RRU (le Règlement régional d’urbanisme, Ndlr). L’installation des panneaux incriminés a pourtant nécessité des chantiers impliquant d’importantes ouvertures de trottoirs pour raccorder le dispositif au réseau. »

Recours et aménagements

Du côté de Clear Channel, on joue la carte de la bonne foi, en prétendant (naïvement? ) que l’appel d’offres lancé par la Ville de Bruxelles laissait supposer que ces permis existaient déjà dans les tiroirs de l’administration et dispensait donc l’afficheur de toute démarche, ce qui fait sourire aujourd’hui la porte-parole de l’échevin bruxellois de l’Urbanisme : « Clear Channel n’est pas novice dans le secteur, ironise Aline Glaudot. La société fait l’étonnée mais elle savait très bien que certains mobiliers urbains devaient faire l’objet d’un nouveau permis d’urbanisme. Depuis, les demandes de permis ont été introduites et le dossier suit son cours. Mais la décision finale revient toutefois à la Région dont nous suivons l’avis. Certains panneaux ont ainsi été autorisés, d’autres le seront moyennant des repositionnements sur les trottoirs et plusieurs demandes ont été purement et simple- ment refusées. »

Sur les 53 demandes de permis d’urbanisme introduites par Clear Channel pour ses nouveaux supports bruxellois (les abribus n’étant pas concernés par cette contrainte administrative), 25 ont été refusées, si l’on en croit le cabinet de l’échevin de l’Urbanisme de la Ville de Bruxelles. En théorie, ces écrans déclarés illégaux doivent donc être retirés par la société d’affichage... qui a toutefois introduit un recours contre ces refus et maintient donc les supports contestés dans les rues. Bref, la situation est complexe et fera encore l’objet de nombreux aménagements, d’autant plus que la secrétaire d’Etat à la Région de Bruxelles-Capitale en charge de la Sécurité routière veut revoir le règlement en vigueur : « Pour analyser ce phénomène finalement assez récent, il y a actuellement une concertation en cours entre mon administration (Bruxelles Mobilité) et l’administration de l’urbanisme (Bruxelles Développement Urbain), explique Bianca Debaets. Vraisemblablement, il y aura des adaptations à la réglementation qui pourrait devenir plus stricte, notamment pour mieux encadrer ce phénomène de panneaux led avec des images en couleurs et en mouvement. Les propositions arriveront prochainement sur la table du gouvernement.»

Souriez, vous êtes filmés

Depuis les deux premières polémiques relatives à la sécurité routière et aux permis d’urbanisme, une autre controverse s’est ajoutée au délicat dossier des écrans digitaux à Bruxelles, s’attardant cette fois sur la protection de la vie privée. A nouveau levé par la députée écolo Céline Delforge, le lièvre des caméras intégrées aux panneaux numériques a en effet suscité une vague d’indignation parmi les allergiques au flicage publicitaire et une «opération commando» de masquage des écrans a même été menée par un collectif anti-pub. « Je me suis un jour aperçue que certains supports digitaux renfermaient des mini-objectifs très discrets, raconte la parlementaire bruxelloise, et ceci sans que cela soit mentionné nulle part sur la structure. Ces panneaux posent de nombreuses questions au regard du respect de la vie privée, de l’utilisation des données qui découlent des images enregistrées et de leur éventuelle transmission via les réseaux sociaux. Visiblement, le citoyen n’est pas protégé dans l’espace public et on a l’impression qu’on vit dans une république bananière...»

Chez Clear Channel, on relativise le « problème », stipulant que l’ajout de caméras aux écrans digitaux fait partie de l’évolution des mœurs publicitaires. «Sur les 100 écrans digitaux que nous avons installés à Bruxelles, seuls 10 d’entre eux sont tactiles et ont une caméra intégrée, précise le directeur marketing Michel Jadoul. Le but n’est absolument pas de filmer ce qui se passe en continu dans la rue comme c’est le cas avec les caméras de surveillance, mais bien de mener de temps à autre des opérations ludiques en jouant avec la réalité augmentée et les effets miroir. Nous n’avons d’ailleurs pas d’espaces de stockage vidéo et, de toute façon, nous ne pourrions rien faire de ces images. Avec ces écrans tactiles, nous voulons simplement égayer le quotidien des gens qui demandent plus de créativité et plus d’interaction dans la publicité. Ces caméras ne sont activées que pour des opérations ponctuelles au cours desquelles le passant est informé qu’il est filmé. Bref, il faut arrêter de voir le mal partout pour Clear Channel ....»

Une prise de position qui n’émeut guère Céline Delforge : « Moi, je ne marche pas à la confiance, rétorque la députée écolo. Clear Channel est une société commerciale qui vit de la publicité et qui se moque de l’intérêt collectif. Or, on sait que les annonceurs recourent au neuromarketing et que les images filmées peuvent donc être utilisées à des fins publicitaires. Mais ce qui me surprend le plus, c’est que les autorités laissent faire et qu’on ne vérifie pas si toutes ces pratiques sont conformes à la loi ou pas. Visiblement, les rentrées publicitaires priment sur le respect de la vie privée des citoyens et de leur sécurité en ville. »

Pas d’atteinte à la vie privée

Selon le journal Le Soir, les nouveaux supports déployés par Clear Channel rapporteraient deux millions d’euros par an à la Ville de Bruxelles, ce que la société d’affichage refuse de confirmer. De quoi se montrer plus conciliant dans la gestion de ce dossier délicat?

Quoi qu’il en soit, la Commission de la protection de la vie privée ne semble pas alarmée par le déploiement de ces quelques écrans digitaux avec caméras intégrées. « Nous avons été contactés par Clear Channel à ce sujet, répond Sarah Boulerhcha, responsable communication de cet organe indépendant. L’entreprise veut obtenir des réponses à ses questions et semble de bonne volonté à faire les choses dans les règles. Le dossier est en cours, mais nous ne voyons pas, dans un premier temps, de problème majeur avec ces caméras car elles ne filmeraient que les personnes qui entrent en interaction avec elles. De plus, les images ne seraient en aucun cas stockées quelque part. C’est une interaction ‘en direct’, tel un effet miroir. C’est ce que nous avons d’ailleurs répondu aussi à la Ville de Bruxelles qui nous a également posé la question sans toutefois demander un avis officiel. A partir du moment où les personnes filmées sont informées de cette interaction et qu’elles marquent implicitement leur accord en jouant le jeu, il n’y a aucun problème à nos yeux. »

De quoi permettre à Clear Channel de se concentrer désormais sur les deux premiers dossiers sensibles : les permis d’urbanisme refusés et les éventuels problèmes de sécurité routière..



18/01/2017

Investir en Chine


LA FRILOSITÉ DES PME BELGES LEUR COÛTE DE BELLES OPPORTUNITÉS SUR CE MARCHÉ  



La Chine est avide de technologies occidentales.




Le Bar Rouge, un établissement branché sur les rives du Huangpu à Shanghai, vibre de musiques occidentales. Sur la terrasse, avec vue imprenable sur Pudong, l’emblématique quartier d’affaires, de riches Chinois sirotent des boissons occidentales. Ils roulent en voitures de sport occidentales, leurs compagnes ont un sac à main de marque occidentale.

Mais qu’on ne s’y méprenne pas. Le marché chinois ne s’offre pas au premier Occidental venu, quand bien même il posséderait une technologie impressionnante et des clients prestigieux. AVT Europe, basée à Essen près d’Anvers, produit des systèmes robotisés capables de transporter moteurs d’avion, fusées et autres charges lourdes dans les ateliers de fabrication. L’entreprise fournit de grands acteurs comme l’avionneur Airbus, les accélérateurs de particules du Cern et vient de gagner un contrat pour Iter, le réacteur expérimental de fusion nucléaire dans le sud de la France. Mais il lui a fallu beaucoup d’efforts pour que s’entrouvrent les portes de la Chine. 

Luc Van Thillo, fondateur et CEO d’AVT Europe, n’avait pourtant ménagé ni son temps ni sa peine. «Nous avons pris part à une série d’appels d’offres, mais cela n’a absolument rien donné, raconte-t-il. Il semble qu’en Chine, les choses fonctionnent autrement. Les affaires passent par des connaissances ou des relations amicales, et il s’agit en fait de trouver les bons contacts. Cela m’a pris très longtemps. Au bout du compte, nous avons décroché une dizaine de projets dans le secteur ferroviaire. »

Pourquoi donc se donner tant de peine? « Le marché chinois est gigantesque, répond le patron de la PME campinoise. Une fois que vous y êtes entré, la courbe ne cesse de grimper. Mon carnet de com- mandes chinois pour 2017 est trois fois plus épais que celui de 2016. Des taux de croissance comme ceux-là, nous n’en avons plus en Europe. Et il ne s’agit là que de l’industrie ferroviaire. »

Ordre juridique

De nombreuses PME étrangères font face au même dilemme. Le potentiel est énorme, le succès incertain. Quiconque parvient à lutter sur ce marché en croissance de 1,4 milliard d’habitants se retrouve aux côtés des grands acteurs de demain. Mais les Belges ne se montrent pas très empressés. Chez De Wolf Law Firm Shanghai ont connaît la Chine comme sa poche. Le cabinet fournit depuis 15 ans une aide juridique aux entreprises belges dans le pays. La Chine était jusqu’il y a peu le terrain de jeu des grandes multinationales, mais il existe désormais des opportunités nouvelles pour des PME innovantes, indique- t-il : « La Chine veut sortir d’une production de masse bon marché et polluante. La direction du parti mise à fond sur l’innovation et la valeur ajoutée. Il existe une soif insatiable de technologie. L’argent n’est pas un problème. Au contraire, on a presque une surabondance de fonds publics et privés ».

Mais les bailleurs de fonds chinois ne connaissent que les multinationales occidentales. Les PME prometteuses n’apparaissent pas sur leur écran radar. Et c’est à ce niveau que Philippe Snel s’est décidé à agir. Avec quelques partenaires intéressés, il a créé Sinnolabs, une plateforme qui aide les PME novatrices à percer sur le marché chinois et à se faire remarquer par les fonds chinois.

Les services de Sinnolabs ne s’adressent pas à toutes les PME, la plateforme sélectionnant ses clients en fonction d’une série de critères. Le principal d’entre eux concerne l’engagement sans réserve des actionnaires de l’entreprise, y compris sur le plan financier. «La Chine est un grand marché qui requiert un investissement à la hauteur, souligne Philippe Snel. Ce n’est pas un pays qu’on ajoute en passant, aux côtés de l’Afrique du Sud et de la Colombie. Chaque avion qui atterrit à Shanghai débarque une cohorte d’hommes d’affaires. Si vous ne venez pas en Chine, un autre ira à votre place.» 

Les entrepreneurs méfiants ont-ils totalement tort ? La Chine n’est pas vraiment un modèle en matière d’ordre juridique? «Le cadre législatif est en retard par rapport au développement économique, admet Philippe Snel. Ici, on ne recourt pas vite au droit. Même les entreprises chinoises ne se précipitent pas au tribunal. La justice n’est pas indépendante et la corruption n’a pas disparu, en dépit des campagnes d’éradication menées par le gouvernement. Faire respecter vos droits, toujours et en tous lieux, ce n’est pas encore tout à fait ça ici.» 
Une exception, et elle est d’importance: la force exécutoire de la propriété intellectuelle, un message que Philippe Snel a bien du mal à faire passer auprès des Européens, vu la réputation du pays comme paradis de la contrefaçon. «La législation chinoise sur la propriété intellectuelle est inspirée des textes occidentaux et a d’ailleurs été renforcée. Les tribunaux chinois sont très sévères contre les copies illégales et les violations de brevets. Si la Chine veut grimper sur l’échelle de valeur économique à l’aide des nouvelles technologies, elle est bien obligée d’assurer les protections adéquates. »

Vous n’auriez rien en échange

La porte n’est pas pour autant largement ouverte aux entreprises technologiques occidentales. L’accès au marché est conditionné par une opération d’échange. «Si on veut le marché chinois, il faut partager sa technologie. Certes, ce n’est pas une obligation. Mais seules les multinationales peuvent essayer de conquérir ce marché par leurs propres forces. Les PME devront conclure un accord avec un partenaire local, sous la forme d’une joint-venture par exemple. Ce partenaire local voudra, à terme, que la joint-venture devienne copropriétaire de la technologie.» Et il serait inutile d’aller à contre-courant : « Si vous ne donnez rien, vous n’aurez rien en échange.  Les Chinois sont bien conscients du formidable potentiel de leur marché» Les entreprises occidentales ne sont pas toutes disposées à passer à la casserole.
« Nos applications ont exigé des années de recherche », déclare Claude Delcour, co-créateur de Vadis, entreprise spéciali- sée dans le big data et l’analyse prédictive des comportements clients ou des risques d’entreprise. La PME bruxelloise a une petite équipe en Chine. «Je ne dis pas que personne n’est capable de copier notre technologie. Mais ce serait une tâche longue et pénible. Et pendant ce temps, Vadis conservera son avance grâce à notre recherche permanente.»

Mais les Chinois rattrapent rapidement les entreprises occidentales, avertit Bert Van Genechten, chief operating officer en Chine pour le cabinet Delaware Consulting. «Uber a déjà six concurrents ici, dont certains font mieux que l’original, explique- t-il. L’appli chinoise WeChat n’a pas d’équivalent en Occident. C’est une combinaison du réseau social Facebook, des messages instantanés WhatsApp et de shopping en ligne. Je l’utilise pour payer mes factures de gaz et d’électricité, acheter un billet d’avion ou organiser un groupe de chat avec mes collaborateurs. »

Stratégie audacieuse

L’élan de créativité transparaît aussi dans les aspirations des salariés chinois. Qui veut capter des talents doit offrir davantage que des missions de routine. «Les Chinois sont désireux d’apprendre, poursuit Bert Van Genechten, seul étranger parmi les 150 Chinois de l’équipe Delaware Consulting. C’est pourquoi nous sommes sans cesse à l’affût de nouvelles technologies et nous investissons beaucoup dans la formation. Il faut que les collaborateurs chinois puissent eux aussi s’épanouir. Un certain nombre d’entreprises occidentales n’osent pas confier leurs activités à un personnel chinois, nous oui. J’ai été pendant sept ans directeur de Delaware en Chine et j’ai cédé ce rôle à un collègue chinois. Nos collaborateurs chinois peuvent même devenir actionnaires.» 

Un employeur en Chine doit mériter la confiance de ses collaborateurs, insiste Ruddy Swinnen, spécialiste RH à Shanghai depuis 10 ans. «Il y a suffisamment d’opportunités, notamment pour les candidats ayant une expertise spéciale ou un profil de cadre, dit-il. Leurs préférences vont aux multinationales occidentales et leurs homologues chinoises. Viennent ensuite les entreprises d’Etat chinoises, et enfin les PME étrangères. Pour séduire de bons candidats, une PME doit suivre une stratégie unique, audacieuse. »

«Le manque de conviction est un repoussoir, ajoute-t-il. La Chine ne vous donne que deux choix, entrer ou rester à l’écart. Entre les deux – un projet pilote d’un an par exemple – rien n’existe. Il faut avoir confiance dans ce qu’on fait. Si vous n’en êtes pas sûr, cela va se sentir et vous n’attirerez pas les meilleurs talents. »

C’est cet engagement total et entier qui est la principale pierre d’achoppement pour bien des PME. Alexandre Bustamante, directeur opérationnel de Keemotion, est un peu déconcerté par l’ampleur des difficultés en Chine. L’entreprise, une spin-off de l’UCL, réalise des équipements pour la production vidéo automatisée d’événements sportifs, sans l’intervention d’un caméraman ou d’un régisseur. Jusqu’à présent, la petite équipe d’une vingtaine de personnes suffisait à couvrir une dizaine de pays à travers le monde. «Avec trois installations ici, cinq là, on pouvait encore s’en sortir, explique-t-il. Mais en Chine, c’est tout de suite plus de 30 installations. Impossible de faire ça avec mon équipe actuelle. Je devrais totalement redémarrer mon activité dans ce pays. Vais-je le faire?»
L’ART DE LA FACTURE 

Les factures chinoises sont une curiosité. Ce sont des formulaires spéciaux préimprimés, un peu comme les attestations médicales chez nous. L’administration donne à chaque entreprise un quota annuel de formulaires de facturation, en fonction du chiffre d’affaires. Par formulaire,  il existe un plafond maximal du montant à facturer. « Imaginons qu’un client doive vous régler 100.000 yuans. Comme vous ne pouvez pas dépasser 10.000 yuans par facture, vous devez établir 10 factures en fin d’année, poursuit Vincent Boon-Falleur. Et c’est lié aux objectifs du gouvernement en matière de recettes de la TVA. Quand on envoie une facture, il faut aussi simultanément verser la TVA aux finances publiques. Si cette administration juge avoir atteint son objectif de TVA pour l’année, il peut arriver qu’on doive attendre le passage du nouvel an pour émettre de nouvelles factures. » Quiconque facture en Chine doit donc garder la tête froide. C’est également utile en ce qui concerne le cash-flow. « Le versement immédiat de la TVA à l’envoi de la facture peut provoquer des difficultés de trésorerie. Le client, qui à ce moment n’a pas encore reçu la facture, ne l’a évidemment pas payée. Vous devrez donc avancer le montant de la TVA. Les Chinois ont leur solution : ils n’expédient la facture que lorsque le client l’a payée, ou s’ils sont sûrs qu’il va la payer. Et donc : l’argent d’abord, la facture ensuite. »

Précieux cachet

Un entrepreneur en Chine n’appose pas de signature. Il formalise une transaction à l’aide du sceau de l’entreprise. Ou plutôt des sceaux, puisqu’il en existe un pour les factures, un autre pour les contrats, un autre encore pour l’ouverture d’un compte, etc. «La perte de ces sceaux entraîne la paralysie de l’entreprise, explique Vincent Boon-Falleur, directeur de Moore-Stephens en Chine. Il faut faire une demande officielle pour obtenir de nouveaux sceaux, ce qui peut prendre du temps. Il n’est donc
pas étonnant qu’on les garde dans un coffre.» Si un voleur parvenait à s’en emparer, il pourrait parfaitement continuer les activités de l’entreprise: «Avant de limoger son CEO, l’actionnaire met les sceaux en lieu sûr pour que le dirigeant ne s’enfuie pas avec.»

Un pont vers la Chine

Fondamentalement, Sinnolabs joue le rôle d’un courtier. Ses services sont payants, mais les actionnaires ne recherchent pas le profit, explique Pascal Coppens, directeur de Sinnolabs pour l’Europe. «Nos actionnaires espèrent plutôt que l’initiative sera bénéfique pour leur chiffre d’affaires en Chine. Pour un avocat d’affaires, Sinnolabs orientera vers le cabinet De Wolf Law Firm, pour un comptable vers Moore Stephens et pour un conseil de placement vers Riverbanks Investments. Mais la PME ne doit pas forcément s’en tenir à cette offre. Il n’y a aucune obligation. » Pour d’autres actionnaires, ce n’est pas une question de chiffre d’affaires. Le fonds public belge SFPI (Société fédérale de participations et d’investissement), actif en Chine, espère dénicher des projets intéressants par l’entremise de Sinnolabs. Il en va de même pour le groupe industriel chinois Zhonglu et son bras d’investissement. Blue Sea, de son côté, veut se présenter comme un expert RH innovant. Enfin, le groupe Solvay, qui possède un important centre  de recherche et 17 sites de production en Chine, considère son appui à Sinnolabs comme une forme d’engagement sociétal.
Avec les autorités chinoises, omniprésentes et donc incontournables, Sinnolabs a conclu un accord de coopération. Le grand atout de Sinnolabs est son réseau étendu. «En Chine, on peut perdre beaucoup de temps quand on n’a pas les bons contacts, observe Pascal Coppens. Le réseau le directeur de Sinnolabs à Shanghai, a 20 années d’expérience commerciale en Chine. »

Le gouvernement local à Shanghai apporte un soutien financier et logistique, notamment un espace
de bureaux de 400m2, au cœur du quartier des affaires, que les PME peuvent également utiliser. La sélection des PME vise à limiter les insuccès. Les start-up sont poliment reconduites à la porte. La PME doit déjà réaliser du chiffre d’affaires, avec une technologie éprouvée, et non encore disponible en Chine.
Ces PME triées sur le volet sont accompagnées, pendant 12 mois et à un tarif fixe, par un mentor connaissant bien la Chine.
Le reseau de Sinnolabs accélère la mise en relation avec les bons interlocuteurs, qui peuvent à leur tour établir le relais avec d’autres réseaux. C’est ce qui nous différencie des consultants
en Chine. Eux travaillent dans la profondeur: ils font des études de marché ou recherchent un distributeur. Nous travaillons dans la largeur. Nous avons un large réseau, et une excellente connaissance du terrain.

5 élus

A cette occasion, cinq PME belges ont pu utiliser gratuitement ses services pendant une semaine. Chacune d’entre elles devait avoir quelque chose d’unique à offrir, car le lowcost ne fait plus recette en Chine. Parmi les entreprises sélectionnées figuraient le spécialiste de l’automatisation AVT Europe, l’analyste big data Vadis et l’entreprise vidéo Keemotion. Mais aussi l’anversoise Sentiance, qui traque les comportements d’achats au moyen de capteurs dans les smartphones, pour permettre aux entreprises d’offrir de meilleures prestations sur mesure. La cinquième élue était la gantoise Trinean, qui fournit un équipement pour test qualitatif de matériel ADN. Le spécialiste de l’automatisation AVT Europe, l’analyste big data Vadis et l’entreprise vidéo Keemotion.