08/02/2017

L'abruti devenu patron

Allemagne



Ancien vigile, Murat Can a fondé sa société de sécurité et dirige 80 personnes. Peu qualifiés, mal payés, ses salariés incarnent une frange d’environ 20 % de la population active en difficulté.
Ils exercent leur métier dans un univers clinquant, mais parfois ils n’ont même pas assez d’argent pour prendre le bus pour se rendre à leur travail : ils sont agents de sécurité dans les grands magasins, ce qui consiste à attendre les clients – et les voleurs.
Un bon salaire pour un bon travail ? Murat Can rigole. Il est le patron de 80 surveillants de magasin, vigiles et videurs. Il les paie 9 euros brut de l’heure, 10 euros pour les meilleurs. C’est si peu qu’il ne récupère que des gens qui “n’ont plus d’autre choix”. Quand il est de bonne humeur, Can les appelle “mes collaborateurs”, sinon “mes abrutis”. Il a été l’un d’entre eux à une époque.

Passé d’abruti à patron. Il y a encore quelques années, il faisait le pied de grue à l’entrée d’un stade, pour un peu plus que le salaire minimal actuel. Il était cependant plus doué que les autres, plus intelligent, plus malin, plus bosseur. Il a monté son entreprise dans un Land du Sud et a recruté quelques-uns de ses collègues. C’est l’histoire d’une de ses journées, de son activité et de celle de ses salariés. 

En ce vendredi matin ensoleillé, il fonce en direction du centre- ville dans sa nouvelle limousine noire pour contrôler ses anciens camarades, “pour qu’ils ne m’arnaquent pas sur les horaires”.

Si tout va bien, deux surveillants et deux vigiles sont à leur poste un quart d’heure avant l’ouverture. “S’il y en a un qui n’est pas là, je lui sucre une demi-journée. Il n’y a que comme ça qu’ils comprennent.”

Can arrive sur le site à 9 h 45 pétantes. Trois de ses salariés sont là, il en manque un. Can sort son portable. “Tu te ramènes ici tout de suite et tu ne seras payé qu’à partir de 14 heures.” L’intéressé proteste, Can ne veut rien savoir : “T’avais qu’à venir plus tôt.” Il raccroche. Puis prend à partie le vigile le plus proche à propos de sa tenue : “Ton pantalon est trop long et trop cheap.”

Tenue correcte. De plus, le directeur du magasin ne veut pas que le personnel de sécurité soit en baskets ; et le motif du tee- shirt de son employé se voit à travers sa chemise. “Faut que t’améliores un peu tout ça, mon gars.” L’autre vigile rate lui aussi la revue de détail. “Faut que t’ailles chez le coiffeur !” Décontenancé, l’intéressé rit et cligne des yeux. “Non, je suis sérieux. Demain, t’es passé chez le coiffeur, je veux plus te voir comme ça !”

Quand on paie mal, on récolte des tordus. Une journée de folie au cœur des bas salaires. Pour fnir, un des surveillants se plaint de ne pas avoir reçu l’augmentation de salaire promise. Il devait toucher 9,50 euros au lieu de 9. Pour deux cent dix heures par mois, ça fait 57 euros de plus sur son compte, du sérieux pour lui. Can appelle sa nouvelle secrétaire alors que l’intéressé se tient encore à côté de lui, et lui donne l’ordre de virer l’argent immédiatement.

L’argent, l’argent, l’argent – et quelques délits. Telles sont les journées de Can. La secrétaire appelle : un postulant a un casier, est-ce un motif de non-recrutement ? “Pas nécessairement”, lui explique Can. Ce n’est pas son vrai nom, il ne souhaite pas voir son patronyme dans l’article, par crainte de perdre des contrats. “Les coups et blessures, ça ne va pas pour un foyer de réfugiés ; les atteintes à la propriété, ça ne va pas pour les magasins.” Le postulant en question a tabassé quelqu’un. Il pourra travailler pour des manifestations diverses. “Là, ça va, assure Can, pas de problème.”

C’est ce genre de décision qui a fait sa réussite. Can gagne 8 000 euros brut par mois et peut entièrement déduire la BMW de ses impôts. Il mérite bien son argent. Des hommes de sa compétence sont rares. Comme il a été longtemps vigile et surveillant de magasin, il connaît le travail de ses employés. Il connaît leurs problèmes et aussi les excuses qu’ils peuvent sortir. Dans le même temps, il est capable de négocier l’organisation d’une mission. “Je suis le lien entre les travailleurs mal payés et les gérants de mes clients, explique-t-il. Je sais parler avec les deux camps.”

Autre chose qu’il sait faire : se battre. Can fait de la boxe pendant son temps libre. Et il a une licence d’entraîneur en sport d’auto- défense. Il n’utilise pas souvent ses talents en la matière, mais quand ça arrive, c’est décisif. Tous les voleurs à l’étalage qui se font prendre n’attendent pas tranquillement l’arrivée de la police. “Les types qui ont des cous de taureau, ils comptent sur leur force physique, ça va. Mais avec les métèques qui pèsent pas plus de 70 kilos, il faut faire attention : ils sortent le couteau.” Il y a deux ans, un Russe a planté sans avertissement une lame dans le flanc d’un de ses salariés. Can a plaqué l’agresseur au sol, une question d’honneur.

“Je ne me suis encore jamais défilé. Je ne pourrais plus dormir la nuit si je laissais filer quelqu’un comme ça.” C’est toutefois plus aux problèmes de ses employés qu’aux clients bagarreurs et voleurs agressifs qu’il est confronté. “Tous les gens qui travaillent pour moi ont des difficultés – pension alimentaire à payer, saisie, y a toujours une merde.” En général, ce sont des problèmes d’argent, c’est le thème dominant. Au milieu du mois au plus tard, Can reçoit des appels qui pourraient venir directement de la maison de Big Brother. Voici l’un d’entre eux. Can met le haut-parleur et monte le son :

“Chef, j’peux pas venir travailler demain. — Ah bon, et pourquoi ? — J’ai pas d’argent pour le bus ! — Et qu’est-ce que tu veux que je fasse ?” Pause. “J’sais pas, mais j’peux pas venir demain.” Longue pause. “Dis donc, t’as touché ton salaire il y a deux semaines. Où est passé l’argent ?” Silence. “Ouais bon, ça va. J’vais essayer d’venir demain.” Can raccroche. “Il espérait que je passe lui apporter 100 euros. Au moins. Mais c’est pas avec ça qu’il ira jusqu’à la fin du mois non plus.” Can le fait quand même assez souvent. Il note dans un petit carnet la somme avancée, à qui et quand. Il a actuellement 10 000 euros de prêts en tout. Pourquoi fait-il ça ? Pourquoi ne dit-il pas à ses employés que c’est leur problème s’ils n’ont pas l’argent pour payer le bus ? Can rit. “Bien sûr que je pourrais leur dire ça. Mais le lendemain j’aurais personne devant la boutique. Et si je ne discute pas aujourd’hui avec mon salarié, je discuterai demain avec un directeur qui voudra savoir pourquoi son magasin n’est plus surveillé alors qu’il a un contrat avec moi.” 

Can continue à parcourir la ville pour que les commerces soient bien gardés. Devant la filiale d’une chaîne de cafés, il s’arrête devant un homme au crâne rasé. Larges épaules, gros muscles, tatouages sur le cou et sur les mains. Un cogneur. “Mais aussi l’un des nôtres. Un super surveillant. Mais salafiste à mort. À fond pour l’EI.” Dans le café, trois surveillants sont en train de discuter tranquillement. La bonne humeur de Can s’évapore. Il se fait apporter les statistiques des voleurs attrapés ces derniers temps par ses troupes. “C’est carrément de la merde !” lance-t-il. Ses hommes sont censés prendre deux voleurs par jour et là : “Je vois pas une plainte depuis une semaine !” Can les engueule : “Putain, mais au moins un par jour ! Moi, je le fais sans mal”, lance-t-il en passant la main sur sa braguette comme s’il se masturbait.

Un surveillant libanais l’interrompt.

“Non, monsieur Can, on ne peut plus en faire dix par semaine ! On n’a plus d’Algériens, plus de demandeurs d’asile, plus un rat ! On en a tellement chopé, y en a plus !” Can lui fait signe qu’il délire. “Je ne veux plus voir des chiffres comme ça, sinon va y avoir du changement ici !” Plus tard, une fois sorti du café, Can reconnaît que l’argument était intelligent. “Ils sont pas bêtes, c’est juste qu’ils sont pas beaucoup allés à l’école. Et ils sont plus malins que toi parce qu’ils savent se débrouiller dans la vie. Ils ont tout appris dans la rue, pendant que tu traînais sur les bancs de l’école. C’est aussi pour ça qu’ils attrapent les voleurs plus facilement que toi.”

Ses salariés n’ont effectivement besoin d’aucune formation ou presque. Les vigiles placés à l’entrée des boutiques n’ont souvent qu’une semaine de formation. Ils doivent en outre parler allemand, être fiables et propres. Ça a l’air évident mais ça ne va pas toujours de soi. Quand on demande à Can cinquante hommes pour assurer la sécurité d’un événement, il en convoque soixante- dix. “Il y en a dix qui ne viennent carrément pas, et dix que je dois renvoyer parce qu’ils ont l’air bizarre ou sentent mauvais.”

Selon l’Institut de recherche sur le marché du travail et les métiers, les entreprises allemandes recrutent chaque année six millions de personnes, dont un quart au tarif de 10 euros maximum de l’heure. La qualification joue un rôle important à cet égard : 59 % de ceux qui touchent un bas salaire n’ont aucun diplôme professionnel. Ces chiffres peuvent expliquer le problème des bas salaires, mais pas le résoudre. Le manque d’argent des salariés touche donc le chef à plus d’un égard. La plupart des commerces sont ouverts dix heures par jour. En déduisant la pause, ça donne une journée de travail de neuf heures et quart – inacceptable pour beaucoup de vigiles, car trop courte. “Ils veulent tous travailler dix à douze heures par jour, sinon ça ne fait pas assez d’argent, explique Can. On a même des salariés qui se font payer leurs vacances.”

Système D. 

Le portable sonne, c’est son cousin et adjoint. “Je voulais juste te dire que Yasmine vient de m’appeler. Il lui faut 40 euros : c’est l’anniversaire de son gosse la semaine prochaine. — Qu’est-ce que tu lui as dit ? — ‘Mon cul’, que je lui ai dit, elle a qu’à travailler plus. — Ouais, mon cul !” Appel terminé.

Pour mieux s’en sortir, beaucoup de salariés demandent à travailler au noir. Les trois postulants avec lesquels Can parle aujourd’hui ne font pas exception. Can essaie de les convaincre d’accepter une part déclarée la plus élevée possible. Ça négocie comme chez le marchand de voitures.

“Je te donne 650 euros déclarés et le reste en cash de la main à la main.—Non, 400 maxi. — C’est un plein-temps quand même ! — Ouais, mais on me prend tout ce que je touche au-dessus de 400 euros.”

On finit par se mettre d’accord sur 450 euros déclarés. L’intéressé commence le lendemain.

La plupart des postulants veulent gagner le moins possible en déclaré, sinon l’État leur sucre des aides. La combinaison de salaire déclaré, d’allocations Hartz IV et de travail au noir est la formule la plus attractive pour les personnes les moins qualifiées. Ce n’est pas l’État que le jeune homme dont on vient de parler a sur le dos mais son ancienne femme. “Mon ex veut une pension alimentaire. Je paie tout ce qu’il faut mais elle veut le double. Elle veut ma ruine.” Il y a une chose qui le fait particulièrement rager : “Elle bosse au noir comme serveuse. Elle ne déclare rien. C’est pour ça que je dois payer autant.” Il a aussi une petite idée de la raison pour laquelle elle veut tout lui pomper. “J’ai rompu avec elle juste après la naissance de notre fils. Elle me le pardonne pas.”

Trente minutes plus tard arrive la postulante suivante. Elle sait parfaitement ce qu’elle veut.

“Voilà, il me faut 450 euros déclarés et le reste comme ça. — Et si je t’emploie à plein temps ? — Non, ça f’rait trop peu. — Même à 10 euros de l’heure ? — Non, ça suffirait pas.”

Can et la postulante ajournent la séance. Elle rappellera, peut-être.

Prix cassés. 

Aucun des intéressés n’a mauvaise conscience. Les postulants se jugent obligés par la faiblesse de leur salaire horaire de se réfugier dans le travail au noir pour échapper à la cupidité de l’administration ou d’une ex-femme. Can considère pour sa part qu’il n’est pas concerné juridiquement quand il recrute officiellement pour un certain nombre d’heures et que les autres sont en général payées par un sous-traitant de ses amis. “En quoi ça me regarde, comment il paie ses employés ?”

Il ne se sent non plus aucune obligation morale. Ce n’est pas lui qui fixe le salaire horaire, mais le donneur d’ordres. “Pour un mécanicien tu paies 90 euros de l’heure, pour un électricien 50. Qu’est-ce qu’ils s’imaginent avoir pour 15 euros de l’heure, mes clients ?” Can fait les calculs : son vigile touche 9 euros brut. Avec les charges, il coûte à la société 14 euros. Le bénéfice est donc au maximum de 2 euros par homme et par heure. “Et il faudrait qu’ils soient qualifiés et que je les déclare ? Et comment je pourrais ?” D’autant qu’Internet casse les prix. “Il y a des boîtes qui offrent des services de sécurité pour 12,50 euros de l’heure. Les clients viennent me voir, me montrent ça et exigent que je sois encore moins cher. Ils n’en ont rien à foutre des méthodes qui permettent aux autres de demander 12,50 euros.” C’est trop simple de montrer du doigt ceux qui travaillent au noir. “C’est pas seulement la faute de mes gars, mes clients sont tout aussi pourris.”




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