20/11/2017

Informatique en Inde

A Bangalore, les informaticiens déchantent

Le secteur informatique indien a perdu de son lustre et voit la croissance de ses exportations diminuer

« Mon manageur m’a dit que j’avais fait du bon travail, mais que la politique de l’entreprise l’obligeait à me donner une mauvaise appréciation. Il avait en fait un quota d’employés à licencier dans son équipe. » Sanjay a ensuite été « mis sur le banc » pendant cinq mois, l’expression qui désigne la période pendant laquelle les ingénieurs sont entre deux missions. Ils n’ont alors accès à aucun ordinateur, n’ont plus de poste de travail et doivent passer leurs journées à la cantine, parfois dans la salle d’accueil.

Les plus chanceux suivent de courtes formations. D’autres employés indiens de Capgemini contactés par Le Monde témoignent des mêmes pratiques : leurs compétences professionnelles sont dépréciées, ils sont ensuite mis à l’écart et, enfin, poussés à la démission. Une employée a pu enregistrer ses échanges tendus avec deux responsables des ressources humaines de Capgemini.

Un enregistrement audio auquel a eu accès Le Monde. « Savez-vous pourquoi vous avez été convoquée ? », lui demandent ses deux interlocuteurs. « Oui, vous allez me dire qu’il n’y a plus d’opportunités pour moi dans l’entreprise et que je dois démissionner », répond l’employée, avec huit ans d’expérience dans l’entreprise.

L’une des responsables des ressources humaines acquiesce. L’employée tente alors de sauver son cas, expliquant qu’elle est prête à prendre n’importe quel poste ailleurs en Inde, puis les supplie de lui laisser deux mois supplémentaires avant de démissionner. « Avez-vous clairement indiqué que vous étiez prête à prendre une mission n’importe où en Inde ? En êtes-vous certaine ? Je vous le répète pour la troisième fois : êtes-vous certaine? Et si ce n’est pas le cas ? », lui demande l’un des responsables, avant que sa collègue n’embraye : « Alors, si c’est le cas, cela nous facilite la tâche. Nous sommes dans une situation où Capgemini ne se porte pas bien du côté du banc. Nous avons beaucoup trop d’employés sur le banc. »

Contactée par Le Monde, l’entreprise française reconnaît que « l’évaluation des compétences des collaborateurs (...) conduit, chaque année, un nombre variable d’employés à quitter l’organisation ».

Sur l’année 2017, Capgemini a prévu le recrutement en Inde de 20 000 employés, soit le cinquième de ses effectifs dans le pays... et le départ de 11 000 autres.

Capgemini est loin d’être la seule entreprise accusée, en Inde, de pousser ses employés à la démission, pour éviter les procédures longues et coûteuses de licenciements. Entre avril et septembre, les effectifs de Cognizant, Infosys, Wipro and Tech Mahindra ont été réduits. Le secteur informatique indien a perdu de son lustre. L’industrie, qui pèse environ 150 milliards de dollars (129 milliards d’euros), soit 0,7 % du produit intérieur brut de la péninsule, voit la croissance de ses exportations diminuer. Celle-ci est passée de 13,8 %, lors de l’année fiscale 2013- 2014 (close fin mars), à 10,3 % en 2015-2016, et devrait se situer entre 7 % et 8 % pour 2017-2018.

La stratégie de réduction des coûts atteint ses limites. « L’industrie indienne devrait être en panique, et à juste titre, puisqu’elle n’a pas tenu le rythme de l’innovation », a expliqué l’ancien patron du cabinet de conseil McKinsey, Rajat Gupta, à New York en mai.

Changer de modèle


Elle est désormais menacée par l’automatisation de certaines des tâches les moins qualifiées, comme la gestion d’infrastructures ou le développement d’applications, et par la nouvelle politique de restriction des visas accordés aux ingénieurs indiens, décidée par Donald Trump, alors que le marché américain constitue un débouché important. « Les ingénieurs indiens ont préféré devenir des manageurs, diriger des équipes, plutôt que d’acquérir des compétences dans les nouvelles technologies », souligne un analyste qui tient à rester anonyme.

Les gagnants de la mondialisation sont en train de devenir les perdants de l’automatisation des tâches informatiques. L’industrie, qui a si longtemps dépendu de la sous-traitance à bas coût, doit changer de modèle. « Entre 60 % et 65 % des ingénieurs informatiques ne peuvent pas être formés à nouveau, a toutefois prévenu Srinivas Kandula, le directeur de Capgemini en Inde, lors d’une conférence en février. Le chômage va toucher en majorité les ingénieurs des échelons intermédiaires ou supérieurs. » En Inde, les entreprises informatiques se séparent de leurs seniors peu qualifiés pour recruter des jeunes diplômés spécialisés dans des domaines comme l’Internet des objets ou l’intelligence artificielle.

Pour la première fois, des articles de journaux donnent des conseils en matière de licenciement. « Respectez ceux qui quittent l’entreprise. Montrez-leur la même considération que lorsque vous les avez intégrés » ou « échelonnez le départ des salariés dont les enfants passent des examens ou qui doivent s’occuper de parents malade préconisait le magazine business medias a ses lecteurs.

Les ingénieurs indiens commencent à mieux comprendre ce qui est arrivé à leurs collègues européens ou américains il y a vingt ans, quand leurs entreprises ont commencé à sous-traiter leurs tâches informatiques en Inde.

Le premier syndicat d’ingénieurs de la péninsule, le Forum for IT Employees (FITE), est sur le point d’être enregistré, ce qui était impensable il y a encore quelques années. « Nous avons pris conscience que nous ne connaissions rien au droit du travail. Nous avons vu les premiers employés partir sans trop nous poser de question jusqu’au premier plan social de 2014 chez Tata Consultancy Services, explique, dans un café de Bangalore, Raghu (un nom d’emprunt), l’un des responsables du FITE. Ce plan social a été un choc, car nous pensions que notre métier était garanti à vie, un peu comme dans la fonction publique. »

Ceux qui demandent de l’aide au FITE sont en majorité des cadres de plus de 40ans, qui peinent à retrouver du travail. « Dans une entreprise informatique, les employés sont isolés. Ils ne connaissent pas leur voisin de bureau, travaillent chez les clients ou dans des équipes qui disparaissent au bout de quelques mois », témoigne Raghu. FITE travaille essentiellement sur les réseaux sociaux pour se faire connaître. Il est suivi par près de 20 000 internautes sur Facebook, et compte un millier de membres. Une goutte d’eau sur les 4 millions de salariés que compte le secteur.

Les fondateurs du FITE ont découvert un vide juridique en matière de droit du travail. Les ingénieurs informatiques doivent utiliser une vieille loi encadrant le travail dans les usines et prouver qu’ils sont des exécutants, comme des ouvriers, pour défendre leurs droits. « Les industries informatiques se sont développées en bénéficiant d’avantages fiscaux, de terrains gratuits, les autorités n’ont pensé qu’à leur développement sans penser aux droits des informaticiens », dit Raghu.

Pour les centaines de milliers d’ingénieurs indiens arrivés sur le marché du travail dans les années 2000, leur licenciement est vécu comme un déclassement social. « Toutes nos vies se sont construites autour de nos salaires, explique Vinod A.J., membre du FITE, et quand vous tombez au chômage, votre vie s’effondre, car tout se paie en Inde, de l’éducation à la santé. »

Après sa démission forcée, Sanjay s’est payé une formation pour retrouver un emploi, en vain. « Si Bangalore est devenue si riche, c’est grâce à nous, et pourtant, le gouvernement nous oublie », se lamente Sanjay. L’ancien employé de Capgemini lit des ouvrages de développement personnel pour garder confiance en lui. Dans quelques mois, s’il est toujours au chômage, il repartira dans son village se lancer dans l’agriculture biologique ou – peut-être – ouvrir une concession automobile.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire