23/01/2018

Quand les banquiers et les criminels se côtoient dans les cofee-shops en Hollande


Finance


Alors que le Parlement néerlandais doit se prononcer sur la proposition de loi pour légaliser le cannabis, Investico a enquêté sur les intérêts fnanciers des cofee-shops. Un monde où s’entremêlent activités licites et clandestines.

ll ne voit aucun inconvénient à ce qu’on mentionne son prénom : “It’s totally fne” [“Pas de problème”], dit Francis, à la terrasse du cofee- shop New Times dans la Spuistraat, à Amsterdam. Elle ne fait rien d’illégal, après tout ! Cette Australienne a de grandes lunettes de soleil, des nattes et une
longue tunique rose en batik années 1960. Elle se trouve à Amsterdam pour la troisième fois, et dans un cofee-shop pour la énième fois.

À l’autre bout de la table, Tim, originaire de Malte, a les yeux dans le vague. D’un tapotement du doigt, il fait tomber par terre la cendre de son joint. Il fume du Girl Scout Cookies, un cannabis de Californie connu pour sa saveur sucrée. Le silence et la méfance s’installent. “My name ? Preferably not” [“Mon nom ? Je ne préfère pas”], répond une troisième cliente avant de se lever et de sommer les autres de la suivre.

La fréquentation d’un cofee- shop a beau être socialement acceptable, il reste diffcile d’en parler avec des inconnus. C’est illégal mais toléré, normal mais légèrement tabou. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que les coffee-shops eux-mêmes se caractérisent par des contradictions. Par exemple, Francis ignore que les intérêts du New Times convergent non seulement avec ceux des secteurs de la prostitution et du jeu, mais aussi avec ceux du secteur bancaire. Le propriétaire de cet immeuble d’Amsterdam est l’ancien exploitant de machines à sous Johan Erkelens, propriétaire de quatre coffee-shops. Pour acheter l’immeuble du New Times, il a emprunté de l’argent à Hugo Persant Snoep, ancien propriétaire de maisons closes. NIBC, une banque d’investissement tout à fait convenable, a financé le reste.

Dans cet univers, activités ofcielles et clandestines sont étroitement imbriquées. Les autorités considèrent ce secteur, de même que ceux de la prostitution et des machines à sous, comme étant criminogènes. Mais cela n’a pas empêché des institutions financière néerlandaises respectables et des entrepreneurs de premier plan d’y acquérir des intérêts majeurs. Dans le monde du cannabis, la Rabobank et une figure connue de la mafa napolitaine se retrouvent littéralement côte à côte.

Les quatre plus grandes banques des Pays-Bas détiennent au total 171 cofee-shops en nantissement pour des prêts hypothécaires qu’elles ont accordés : des prêts forcément remboursés par des revenus issus de la vente de stupéfants. Voilà un des aspects les plus frappants de l’enquête réalisée ces derniers mois pour l’hebdomadaire De Groene Amsterdammer par la plateforme de journalisme d’investigation Investico et par le quotidien fnancier Het Financieele Dagblad. Dans la perspective d’une éventuelle légalisation du secteur des drogues douces aux Pays-Bas, déjà votée [le 21 février] par la seconde chambre du Parlement, nous avons effectué une étude systématique de l’ensemble du secteur. Nous avons examiné à la loupe les 570 cofee-shops du pays en compilant les données disponibles sur les exploitants, les propriétaires immobiliers et les créanciers hypothécaires. Ces données publiques peuvent être obtenues contre paiement auprès de la chambre de commerce et du cadastre. Notre objectif était de déterminer les véritables détenteurs d’intérêts dans ce secteur, dont le chiffre d’affaires représente, selon certaines estimations, pas moins de 1 milliard d’euros par an.

Jusqu’à présent, ni l’administration ni la police judiciaire n’avaient une vue d’ensemble des différents intervenants dans ce domaine. Pourtant, la première chambre du Parlement va bientôt se prononcer sur une proposition de loi qui pourrait amorcer la légalisation de toute cette branche d’activité, notamment de l’ensemble des points de vente.

Casier judiciaire. 

Il ressort de notre étude que les puissances financières ont pris une longueur d’avance sur la politique. De fait, elles ont déjà légalisé le secteur en y prenant des intérêts. Cependant, l’association d’activités officielles et d’activités clandestines ne se fait pas sans risque. Mais seuls les exploitants de coffee-shops font systématiquement l’objet d’un contrôle de casier judiciaire et d’une vérifcation des risques qu’ils pourraient représenter. Les propriétaires des immeubles où se déroule ce commerce, de même que les créanciers pour l’achat de ces immeubles, ne sont pratiquement pas concernés par ces contrôles. En cas de légalisation, les gagnants pourraient donc être tout aussi bien des criminels que la Rabobank.

Au début de l’année, le Dampkring, un cofee-shop d’Amsterdam, a changé de mains. L’ancien propriétaire ainsi que l’actuel figurent dans la liste Quote 500 des 500 personnes les plus riches des Pays- Bas. La société immobilière Libra International a racheté le local et les appartements situés au-dessus pour 4 millions d’euros à Michael van de Kuit, qui possède par ailleurs un terrain de golf, des bois et une plage dans la région cossue du Gooi [dans le centre des Pays-Bas], un club à Ibiza et des établissements dans l’hôtellerie et la restauration à Amsterdam. Libra, dont le patrimoine est estimé à 400 millions d’euros, est la société d’investissement de Jan Verhagen et de son fils Marc, qui se classent au quarante-cinquième rang dans la liste des Néerlandais les plus fortunés. Les cofee-shops Happy Days de la capitale et un des trois Kadinsky sont également au nom de Libra et de l’une de ses filiales.

Joachim Helms préside l’Association des détaillants de cannabis. Cet homme aux larges épaules et au regard vif est depuis vingt ans le gérant du Green House d’Arjan Roskam, connu dans ce petit monde comme le “king of cannabis”, surnom que lui a donné le rappeur Busta Rhymes. Joachim Helms comprend très bien pour- quoi les immeubles qui abritent les cofee-shops sont très recherchés. D’après lui, les exploitants de coffee-shops sont de bons locataires : “Ils font souvent de très bons chifres d’affaires. Il leur manque juste une chose : des locaux. Ils sont donc prêts à payer des loyers plus élevés que d’autres types de locataires.”

Les détenteurs des plus gros intérêts dans le secteur néerlandais des cofee-shops sont les banques. Nous avons fait le décompte des cofee-shops servant à garantir les prêts accordés par les quatre banques les plus importantes des Pays-Bas : Rabobank (82), ING (44), ABN Amro (31) et Volksbank (auparavant SNS Reaal, 14). Les prêts de ces banques aux propriétaires de ces immeubles représentent un encours de 1,1 milliard d’euros. Le principal intervenant sur le marché est sans conteste Rabobank, également propriétaire des cofee-shops The Bull à Vlaardingen et Regine à Haarlem. Wibout de Klijne, son responsable de la conformité [à la réglementation et à la déontologie], explique que la banque se montre désormais plus réticente à accorder des prêts hypothécaires aux cofee-shops, une réaction semblable à celles communiquées par ABN Amro, Volksbank et NIBC. Depuis un an et demi, la banque dispose d’une équipe centralisée de 450 personnes qui examine les dossiers de clients présentant des “risques d’intégrité complexes”, notamment les cofee-shops. “La politique du cannabis a engendré une zone grise, explique Wibout de Klijne. Ne serait-ce que pour la transparence des transactions, il serait judicieux de légaliser également les opérations d’approvisionnement des coffee-shops. Si toute cette zone d’ombre disparaissait, la banque aurait moins de personnes à mobiliser.”

D’autres institutions financières de premier plan s’intéressent au secteur du cannabis. Les coffee-shops servent de garantie pour des prêts hypothécaires consentis par le régime de retraite ABP (1), l’assureur Achmea (2), NIBC (3), Van Lanschot (4), la Deutsche Bank (2), la banque française Crédit Agricole (1) et la suédoise Handelsbanken (2). Les services des impôts (2), l’État néerlandais (1) et les brasseurs Heineken (3), Grolsch (1) et Oranjeboom (1) ont également des cofee-shops en nantissement. Si ces crédits s’appuient sur des boutiques de cannabis, on s’explique mal les réticences des banques à ouvrir des comptes à leurs exploitants. Il y a quelques années, des gérants de cofee-shops à Maastricht, à Groningue et à Zwolle ont intenté des actions en justice contre des banques qui ne souhaitaient plus les conserver comme clients.

Joachim Helms et les autres adhérents de l’Association des détaillants de cannabis sont confrontés à un problème qui pourrait rendre jaloux d’autres entrepreneurs : certains cofee-shops se portent beaucoup trop bien. Ils regorgent de monde, ce qui crée de longues files d’attente et exige des aménagements intérieurs pour permettre une vente plus efficace par guichets. “Nous n’arrivons plus à gérer la demande. Ce qui laisse le champ libre à nos principaux concurrents : les dealers clandestins dans la rue”, explique-t-il.

Idéalistes. 

Ces dernières années, bon nombre de cofee-shops ont été contraints de fermer. Ils se situaient trop près d’un établissement scolaire, ou ne respectaient pas les règles, ou encore ont dû céder la place à des entreprises “convenables”. En 1995, Intraval, organisme d’études sur le secteur, estimait qu’il y avait 1 460 coffee-shops aux Pays-Bas, soit près de trois fois plus qu’aujourd’hui. Or, “la consommation de drogues douces est assez constante”, selon Bert Bieleman, directeur d’Intraval. “Comme le nombre de coffee-shops diminue, ceux qui restent s’agrandissent. Ils ont donc besoin d’un stock plus important pour répondre à la demande. On les pousse ainsi à ne plus être conformes à la politique de tolérance conçue au début des années 1990, dont le but était d’avoir de petits cofee-shops s’approvisionnant auprès de petits cultivateurs idéalistes. Ce n’est pas faisable pour un établissement qui a une importante clientèle et qui propose un grand choix.”

Nombre d’exploitants sont confrontés à une deuxième diffculté : ils gagnent plus d’argent qu’ils ne peuvent en dépenser. Selon Joachim Helms, l’explication est essentiellement juridique. “En fait, un exploitant de cofee-shops peut uniquement investir dans d’autres cofee-shops. Ces dernières années, plusieurs actions en justice ont été intentées contre des exploitants qui investissaient dans l’hôtellerie et la restauration, ou même dans une piste de ski. On les soupçonnait de blanchiment d’argent. Et souvent il leur est tout aussi difficile d’investir à l’étranger, où le regard sur les coffee-shops n’est pas le même qu’aux Pays-Bas.”

Bart Vollenberg, copropriétaire de deux cofee-shops Kofe & Dromen à Almere et à Lelystad, décrit son activité quotidienne comme du “noircissement d’argent”. “L’argent que nous versent nos clients est blanc, mais nous le noircissons dès que nous nous approvisionnons auprès de nos fournisseurs.” Bien que sa boutique soit tolérée, Bart Vollenberg dépend pour son approvisionnement de personnes qui, de fait, sont obligées de transgresser la loi. “C’est complètement tordu”, estime-t-il.

Chaque année, la police découvre près de 6 000 plantations, soit en moyenne 16 par jour, souvent dissimulées dans des entrepôts ou des immeubles de bureau. John et Ines, qui vivent à Bierum, au nord de Groningue, ont récemment été condamnés à deux mois de prison pour avoir cultivé du cannabis. Le couple s’efforçait pourtant de faire les choses dans les règles : il payait sa facture d’électricité et ses impôts, n’utilisait pas de pesticides et ne fournissait que deux cofee-shops tolérés. Mais même ceux qui s’en tiennent aux règles n’ont pas le juge de leur côté. Selon les détracteurs de cette approche sévère, celle-ci a surtout pour résultat de décourager les petits cultivateurs et de favoriser l’emprise du crime organisé sur la culture du cannabis. Les cofee-shops exerçant leurs activités avec l’accord de la municipalité et du fisc ont donc beau faire, ils ont toujours un pied dans la criminalité.

Pour dresser un tableau des “coulisses” des cofee-shops, nous avons fait l’inventaire, sur la base de sources publiques, des antécédents pénaux des exploitants, ainsi que des propriétaires et des créanciers hypothécaires de coffee-shops en activité. Un peu moins de la moitié (256) sont concernés par des affaires qui ont fait l’objet de poursuites pénales – pour dépassements de stocks, blanchiment d’argent, délits économiques, détention d’arme ou pire.

Mafia napolitaine. 

Mais si les exploitants font régulièrement l’objet de contrôles, ce n’est pas le cas des propriétaires d’immeubles ou de leurs financiers. À Amsterdam, il s’est avéré que les personnes avec un passé douteux restent tranquillement propriétaires d’immeubles abritant des cofee-shops. C’est le cas de Bertus Cirkel, l’entrepreneur aventureux du quartier rouge, patron de l’établissement De Keeper. Son avocat a refusé de répondre à nos questions. L’Italien Raffaele Imperiale, qui entretenait des relations avec la mafia napolitaine et avait accroché aux murs chez lui des tableaux volés de Van Gogh, possède le Rockland. À Haarlem, les immeubles abritant le Maximillian, The Snoop et Take Away appartiennent aux frères de Kris J., un indicateur de la police condamné pour avoir importé et revendu 10 000 kilos de hasch et de cocaïne dans les années 1990.

Nous voilà partis pour la neuvième édition du Cannabis Bevrijdingsdag [le 11 juin], la journée de libération du cannabis, dans le Flevopark à Amsterdam. Le plus grand événement organisé autour du cannabis aux Pays-Bas est un festival gratuit qui fête la “culture internationale du cannabis” avec des conférences, de la musique et surtout beaucoup de joints, de pipes à eau et de vaporisateurs. Le public est hétéroclite, même si tous les participants plissent les yeux à mesure que l’après-midi avance. Assis sur leurs petits tapis dans l’herbe, ils regardent les sommités nationales et internationales se succéder sur deux podiums. “Les politiciens ne veulent pas comprendre que nous ne sommes pas des hippies. Nous avons vraiment dépassé ce stade”, dit Alan Dronkers, fils de Ben Dronkers, le propriétaire de l’empire Sensi Seed, sur le podium de la Cannabis University. D’après lui, l’illégalité de la culture de cannabis nuit à sa qualité. “Il faut la libéraliser, de même qu’on peut cultiver du tabac et brasser de la bière.” 

Applaudissements.

Les personnes présentes sont conscientes que jamais la perspective d’une légalisation n’a été aussi proche. La proposition de loi en faveur d’un “circuit fermé” présentée par la députée Vera Bergkamp,
du parti D66, concerne surtout la culture. “La criminalité vient du fait que le cannabis est toléré, mais pas sa culture, dit-elle. C’est comme si on pouvait vendre du lait mais qu’on n’avait pas le droit de mettre de vaches dans les champs.”

Elle suggère dans sa proposition que, dans le cadre de la politique de tolérance, le ministre de la Santé donne son feu vert à des plantations contrôlées. Les cultivateurs pourraient vendre leur récolte uniquement aux coffee-shops tolérés et ceux-ci pourraient s’approvisionner uniquement auprès d’eux. “Le but de la proposition de loi est de protéger la santé publique, argumente Vera Bergkamp. Le cannabis est le seul produit aux Pays-Bas dont la vente est autorisée, mais dont la qualité échappe à tout contrôle.”

Impasse. 

La politique actuelle est surtout le résultat d’un compromis avec les opposants à la légalisation. L’introduction de cette approche dans les années 1970 n’avait pourtant pas vraiment permis de sortir de l’impasse politique. Et le problème persiste aujourd’hui : la proposition de loi de Vera Bergkamp a certes été adoptée par la seconde chambre du Parlement, mais ses détracteurs sont pour l’instant majoritaires à la première chambre.

La politique de tolérance évite d’avoir à prendre des décisions difficiles : on n’interdit pas, mais on n’autorise pas non plus. L’an dernier, lors du procès d’un exploitant de coffee-shop qui détenait un trop grand stock, le juge amstellodamois Frank Wieland a mis le doigt sur le point sensible. Il déclarait dans son jugement : “En tolérant la vente tout en interdisant ce qui se passe en coulisse, on crée une situation qui non seulement est ambivalente mais aussi favorise l’apparition de circuits criminels et entraîne des problèmes. Les autorités constatent en effet que ces circuits commerciaux sont entre les mains du crime organisé. Mais elles ne reconnaissent pas qu’elles ont elles-mêmes créé cette situation et qu’elles contribuent à la maintenir.”

—Vasco van der Boon et Guido van Eijck 
InvestIco

Amsterdam, Pays-Bas platform-investico.nl
Fondé en 2014, Investico est une plateforme de journalisme d’investigation qui se concentre sur “les fux fnanciers et les structures de pouvoir aux Pays-Bas”. parmi ses partenaires, elle compte le quotidien Trouw, le journal fnancier Het Financieele Dagblad et l’hebdomadaire

De Groene Amsterdammer, qui publient ses enquêtes. Investico jouit du soutien fnancier de plusieurs fondations, notamment la stichting democratie en Media (Fondation démocratie et médias) et du Fonds bijzondere Journalistieke projecten (Fonds pour des projets journalistiques exceptionnels).

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