14/02/2018

Un juge dans le maquis de la mafia Corse

Ancien magistrat instructeur à Bastia, François-Marie Cornu s’oppose depuis des années à la gendarmerie et à la hiérarchie judiciaire. Ecarté, il soupçonne des enquêteurs de méthodes douteuses dans les instructions sur des homicides non élucidés








Le 8 décembre2017, François-Marie Cornu, ex-juge d’instruction au tribunal de grande instance de Bastia, s’est installé devant son ordinateur et il a porté plainte contre lui-même dans un courrier.

Adressé à «Madame le procureur de la République et Monsieur le procureur général ». «J’ai l’honneur, a-t-il écrit, de solliciter des poursuites pour des faits de violation du secret de l’instruction commis le 17 juillet 2015 par moi-même.» Au palais de justice, certains ont levé les yeux au plafond, exaspérés par la dernière foucade de ce « parano de Cornu ». D’autres, plus rares, ont simplement considéré que ce magistrat de 42ans adressait «un pied de nez à l’institution judiciaire» en suivant «un raisonnement juridique par l’absurde». La plupart ont regretté le « gâchis d’une carrière foutue en l’air ».

Lorsqu’il est nommé juge d’instruction à Bastia, en 2013, François-Marie Cornu est un jeune magistrat prometteur, fort bien noté dans ses précédentes affectations, à Paris et à La Réunion. Loué pour sa « puissance de travail » et son « efficacité », il règle une vingtaine de dossiers en un an, ce qui ne l’empêche pas de siéger à 160 reprises en tant qu’assesseur au tribunal correctionnel. En dépit de son noviciat à l’instruction, on lui a même confié les lourds dossiers d’assassinats commis dans la Plaine orientale, une région côtière d’une centaine de kilomètres de long entre Bastia et Ghisonaccia (Haute- Corse), un gros bourg de 4 000 âmes.

Depuis quelques années, le secteur est le théâtre de règlements de comptes qui voient tomber chefs d’entreprise, ex-voyous et militants nationalistes sous les balles d’insaisissables tueurs. Une cellule de la section de recherches (SR) de la gendarmerie spécialement dévolue à l’élucidation de ces affaires a beau rassembler une douzaine d’enquêteurs, procéder à 54 mises sur écoute et réaliser 3 479 procès- verbaux dans neuf procédures distinctes, rien n’y fait, le bilan est maigre, avec seulement 11 gardes à vue et 4 mises en examen dans des dossiers dont la quasi-totalité n’arrivera jamais devant une cour d’assises.

UNE PROTECTION CONTRE DES « TUYAUX » ?


A mesure qu’il prend connaissance des investigations, le juge se convainc que ce manque de résultats a une bonne explication: certains gendarmes de la SR couvriraient, moyennant des informations, un individu que la rumeur locale désigne comme l’instigateur de plusieurs de ces crimes. Cet homme de 40ans, Olivier Sisti, a pourtant lui-même réchappé à quatre tentatives d’assassinat qui l’ont laissé lourdement handicapé. La dernière, en mai 2012, a eu lieu alors qu’il était placé sous surveillance policière à l’hôpital de Bastia, où il se remettait d’une décharge de chevrotines en plein visage. Ce jour-là, un commando l’a visé à travers une vitre du service de réanimation, au rez-de- chaussée du bâtiment. Le « trompe-la mort» a survécu malgré 14 balles de 9 mm logées dans le corps.

Ces attaques contre Olivier Sisti n’ébranlent pas les convictions du juge Cornu. Selon lui, ce dernier est bien impliqué dans plusieurs dossiers criminels et n’a échappé à la justice qu’en raison de la protection offerte par des gendarmes « ripoux » contre ses « tuyaux ». Le 15 janvier 2015, le magistrat le met donc en examen pour complicité d’assassinat par instigation en bande organisée dans le dossier du double homicide de Jean-Louis Chiodi et son beau-frère Jo Sisti – une pure homonymie –, en avril 2012, abattus alors qu’ils s’occupaient de leurs vaches dans un enclos à bestiaux du hameau de Quinzena (Haute- Corse). Si le premier était inconnu du grand public, le second, militant nationaliste de longue date, était estimé à travers l’île pour son rôle actif dans le règlement de la guerre fratricide entre indépendantistes au tournant des années 1990.

Olivier Sisti a beau protester de son innocence, et même si les preuves font défaut, le juge Cornu n’en démord pas. Il s’en ouvre au général commandant la gendarmerie dans l’île, Thierry Cayet. Le 4 février 2015, dans une lettre de cinq pages, dont Le Monde a pu avoir connaissance, il met nommément en cause plusieurs enquêteurs et conclut : « Il se dégage une volonté, de mon point de vue délibérée, de traiter Olivier Sisti (...) d’une façon différente de tout justiciable sur le territoire national.» En d’autres termes : celui-ci est protégé.

Furieux, le général Cayet apporte une réponse, non à Cornu lui-même mais au parquet de Bastia. Il rappelle qu’Olivier Sisti a fait l’objet de 35 pièces de procédure, ce qui dément toute bienveillance particulière, mais il admet en revanche qu’un informateur a bien été « traité » par la SR avant d’être radié de la liste des sources en raison de son implication possible dans des dossiers de meurtres. Pourrait-il s’agir du même homme? Le général n’en dit pas davantage.

Déjà passablement crispées, les relations vont se tendre davantage entre les limiers de la SR et le juge Cornu, accusé de jeter la suspicion sur leur travail et de manquer d’expérience. Le 18 juin 2015, celui-ci subit d’ailleurs un sérieux revers lorsque la justice décide de lever le contrôle judiciaire d’Olivier Sisti. Ulcéré par ce qu’il perçoit comme un désaveu, François-Marie Cornu commet un faux pas en mettant en cause les gendarmes et ses propres collègues devant la famille de Jean- Louis Chiodi, l’une des victimes du hameau de Quinzena. Avisé, le procureur de la République à Bastia, Nicolas Bessone, obtient le dessaisissement du juge. Ce nouveau camouflet en annonce un autre : au mois de juillet, la mise en examen d’Olivier Sisti est purement et simplement annulée, faute de preuves.

« Profondément abattu » aux dires de ses proches, le juge Cornu scelle lui-même son destin le 17 juillet 2015 en l’espace de 22 minutes et 12 secondes, soit la durée d’une conversation téléphonique avec la veuve de Jo Sisti, l’autre victime de Quinzena. Pourtant déchargé du dossier, le magistrat se déchaîne contre ses collègues du palais et les «brebis galeuses » de la SR : « J’ai fait le lanceur d’alerte (...), mais personne n’y a intérêt, ici (...). Je me suis foutu tout le monde à dos et je ne peux plus travailler (...). Le parquet est tout à fait au courant et ils ne veulent pas agir. »

Les gendarmes aussi sont au courant: depuis deux mois, ils écoutent la ligne de la veuve de Jo Sisti. Dactylographié sur sept pages, le coup de gueule du juge Cornu atterrit sur le bureau du procureur Bessone et la machine à sanctions entre en action. De tels propos, réagit le responsable du parquet, «sont inadmissibles et peuvent avoir des conséquences dramatiques dans le contexte local». Le président de la chambre de l’instruction du tribunal de grande instance (TGI) de Bastia enfonce le clou sur le bilan professionnel du fautif: «mises en examen hâtives», «interrogatoires décousus». Le cabinet du garde des sceaux de l’époque, Jean-Jacques Urvoas, souligne pour sa part un manquement aux « obligations d’impartialité et d’intégrité » et la « perte des repères déontologiques ». François-Marie Cornu est d’autant plus accablé qu’Olivier Sisti, blanchi, a décidé de saisir le Conseil supérieur de la magistrature. La procédure aboutit, le 12 juillet2017, à un blâme délivré au magistrat.

Désormais affecté au tribunal des affaires de sécurité sociale, cet homme autrefois chargé des « beaux dossiers » du crime organisé refuse de s’exprimer publiquement. Il a reçu, fait rare, le soutien de plusieurs avocats, sans compter celui de représentants syndicaux et d’une poignée de collègues, passés ou non par la Corse. Rien qui ne puisse cependant l’apaiser: depuis deux ans, il compte les heures entre arrêt-maladie, procédure en appel devant le Conseil d’Etat pour tenter de faire annuler le blâme du CSM et rédaction de plaintes en rafales – quatre en quelques mois –, pour violation du secret de la correspondance, harcèlement moral ou faux en écritures privées. Des plaintes contre ses collègues qui, de l’avis de Caroline Tharot, la nouvelle procureure à Bastia, n’ont « aucune raison d’aboutir ».

ZONES D’OMBRE PERSISTANTES

Des zones d’ombre continuent pourtant de masquer les recoins de ce polar du réel au scénario tortueux. Par exemple, la retranscription des écoutes de juillet 2015. Rédigée sur papier simple, elle ne mentionne aucun nom d’un service d’enquête, rien qui puisse en authentifier l’origine ou la légalité. «C’est pour cela que Cornu a porté plainte contre lui même, croit savoir l’un des rares juges à le soutenir encore – très discrètement – au palais de justice de Bastia. En s’accusant de violation du secret de l’instruction, il veut pousser la justice à enquêter sur ces écoutes problématiques et s’intéresser au fond de l’affaire. »

Olivier Sisti, lui, affirme avoir subi une cinquième tentative d’assassinat, en août 2017. Ironie du sort, le juge Cornu s’était ému d’une semblable hypothèse auprès d’un collègue magistrat : « Selon lui, raconte ce dernier sous couvert de l’anonymat, certains enquêteurs n’auraient pas détesté que Sisti perde la vie : il en savait trop sur leurs combines. » Versé à l’un des dossiers criminels de la Plaine orientale, un PV d’écoutes entre un gendarme désormais à la retraite et un homme mis en examen pour avoir tiré sur Sisti en 2010 fait froid dans le dos : « Fais gaffe à ne pas te trouver trop dans les parages si un jour il se fait couler», prévient le militaire avant de s’esclaffer lorsque son interlocuteur lui promet de boire une bouteille de champagne le jour venu. Un an plus tard, Olivier Sisti est visé par une nouvelle tentative d’assassinat à Aléria (Haute-Corse).

Si plusieurs gendarmes ont affirmé devant le CSM qu’il avait bien été un «agent de renseignement », d’autres estiment qu’il s’agit d’un « manipulateur », doué pour soutirer des informations aux enquêteurs. « En tout état de cause, s’indigne son avocate, Me Caroline Peres-Canaletti, mon client n’a jamais été ni un indicateur ni un tueur. De quel genre de protection bénéficie-t-on lorsqu’on subit cinq tentatives d’assassinat ? »

A la section de recherches, le travail se poursuit dorénavant dans un climat qu’un gradé décrit comme « apaisé, serein et déterminé ». Reste que plusieurs anciens membres de cette unité ont été mutés hors de l’île et une dizaine d’habilitations d’officiers de police judiciaire retirées depuis trois ans. De telles sanctions suffisent-elles à donner du crédit aux accusations du juge Cornu ? « Si ce magistrat était convaincu que les enquêteurs n’accomplissaient pas correctement leur travail, il pouvait parfaitement les dessaisir des investigations, ce qu’il n’a pas fait», observe aujourd’hui le général Jacques Plays, successeur de Thierry Cayet à la tête des gendarmes sur l’île. Quant à la procédure du double homicide de Jean-Louis Chiodi et Jo Sisti à Quinzena, elle est sur le point d’être clôturée et les familles ne percevront pas le moindre euro de la commission d’indemnisation des victimes d’infractions. Pour justifier son refus, la commission a estimé qu’elles n’avaient pas suffisamment coopéré avec les gendarmes chargés de l’enquête. Les mêmes que le juge Cornu qualifiait en son temps de « ripoux ».

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